Hélène Carrère d’Encausse : «La France s’incarne d’abord dans sa langue»
Naturalisée à sa majorité, l’historienne occupe depuis 1999 les fonctions de secrétaire perpétuel de l’Académie française. Elle insiste sur le rôle central que jouent, selon elle, l’idiome national et la littérature dans l’identité du pays. Vous êtes née apatride, d’un père d’origine géorgienne et d’une mère germanorusse, et n’avez acquis la nationalité française qu’à 21 ans. Comment l’avezvous vécu ?
Hélène Carrère d’Encausse Mes parents étaient étrangers, en effet, et ils m’ont élevée dans l’idée que tout étranger devait avoir conscience que devenir français est un honneur. Ils auraient pu demander pour moi la nationalité française dès ma naissance, mais, afin qu’il s’agisse d’un acte délibéré, ils ont préféré que je sois en âge de choisir. Pendant des années, j’ai donc attendu cet événement avec une impatience extraordinaire. Dès que cela a été possible, je me suis précipitée chez le juge de paix et lui ai déclaré : « Monsieur, je vais vous chanter La Marseillaise et vous réciter la Constitution. » Hélas, il m’a simplement répondu : « Ne perdons pas de temps, voici votre document. » Quelle déception ce fut pour moi ! C’est pourquoi, bien plus tard, lorsque Jacques Chirac a créé la commission chargée de réfléchir au Code de la nationalité, j’ai estimé que l’on ne devait pas devenir français par inadvertance. Malheureusement, je n’ai pas obtenu gain de cause.
Il existe tout de même une cérémonie aujourd’hui…
Oui, mais c’est celle du pauvre.
Alors que votre langue maternelle est le russe, vous avez été élue en 1990 à l’Académie française, avant d’en devenir neuf ans plus tard « le » secrétaire perpétuel – vous tenez au masculin. C’est l’une des institutions qui symbolisent la France...
Le russe était en effet la première langue que j’ai parlée, mais j’étais parfaitement bilingue à 5 ans. C’est en français que j’ai appris à lire, notamment avec la comtesse de Ségur. A l’école, ma fierté a toujours été d’obtenir d’excellentes notes dans les matières littéraires, mais je n’avais évidemment jamais pensé à briguer l’Académie française.Toutefois, je travaille et je rêve dans ces deux langues. Cela peut paraître anecdotique, mais c’est en réalité très important : les mots par lesquels on désigne les choses définissent ce que l’on est profondément.
Presque un quart des membres actuels de l’Académie française (8 sur 33) sont nés à l’étranger, tels Amin Maalouf (Liban), François Cheng (Chine), Dany Laferrière (Haïti) ou Andreï Makine (Russie). Est-ce aussi cela, l’esprit français ?
Oui, d’autant que, pour tous, le français est le choix du coeur. C’est pourquoi à la question « Qu’est-ce qu’être français ? » je répondrais spontanément : avant tout disposer parfaitement de la langue nationale. Car que sommes-nous, sinon ce que nous pouvons exprimer ?
Pourtant, pendant des siècles, de nombreux habitants du pays ne parlaient pas français, mais breton, corse, provençal, picard, flamand, catalan… Ce fut notamment le cas de certains poilus morts dans les tranchées. N’étaient-ils pas français ?
Evidemment, ils l’étaient, mais cela peut être différent : pour certains, ils sont devenus français parce que leur région a été annexée (les Corses) ou qu’une langue leur a été imposée (les Bretons). La situation n’est pas la même que celle des académiciens d’origine étrangère qui ont choisi cette langue.
A l’instar de ces académiciens, de nombreux écrivains étrangers ont choisi la France tout au long de l’Histoire. Beaucoup venaient de Russie (Nina Berberova,lacomtessedeSégur,Romain Gary, Henri Troyat, Elsa Triolet…). On compte même un Prix Nobel de littérature, Gao Xingjian, né en Chine, exilé dans notre pays et devenu français à la fin des années 1990. Ont-ils été attirés chez nous par la langue ou par la France ?
D’abord par la langue et, pour eux, naturellement, le français, c’est la France. Quand
Richelieu crée l’Académie, en 1635, il ne crée pas seulement une institution. Il a conscience que le pays n’a pas d’unité en dehors du roi, car les provinces sont très différentes. Son projet est alors de fonder l’unité nationale sur la langue : c’est une ambition politique tout à fait extraordinaire ! Quand vous allez à l’étranger, qu’est-ce qui définit la France ? La langue et ses écrivains. Alors que ce qui incarne les Etats-Unis, c’est d’abord la puissance et le dollar.
D’autres mettent plutôt en avant les valeurs portées par la France, notamment celles de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, laquelle peut être traduite dans toutes les langues…
Je serais plus nuancée. Selon moi, la France s’incarne d’abord dans sa langue, qui porte les idées. Quand vous allez en Russie, dès que l’on sait que vous êtes français, on vous récite les poèmes de Victor Hugo et les romans d’Alexandre Dumas ! Si les Droits de l’homme nous rassemblent, c’est parce qu’ils font partie d’une civilisation, et une civilisation s’exprime, se partage dans une langue et dans ce qu’elle porte. On est français parce que l’on se comprend et que l’on communique avec des mots qui ont le même sens pour tous.
En Europe, le « génie national » est très souvent incarné par un écrivain : Shakespeare pour l’Angleterre, Dante pour l’Italie, Goethe pour l’Allemagne… Qui proposeriez-vous pour la France ?
Chateaubriand, Molière, Racine incontestablement, Victor Hugo, bien sûr, qui est ma passion et dont j’occupe le fauteuil à l’Académie. Mais je pourrais tout autant citer Lamartine, Corneille, Tocqueville, Balzac… Et ne me demandez surtout pas qui je préfère, car la littérature française est vraiment la hotte du Père Noël !
Y a-t-il des qualités intrinsèques qui expliqueraient le succès du français ?
Oui. C’est une langue qui est d’une clarté et d’une précision absolues. Théoriquement, du moins, car, malheureusement, elle est aujourd’hui utilisée d’une manière imprécise. Voyez la bataille récente autour du mot « ensauvagement ». Le terme, qui désigne un processus de décivilisation, est parfaitement clair. Eh bien, on se dispute à son sujet parce que chacun cherche à y mettre un sens particulier, le sien, ou celui qui convient à celui à qui l’on parle ! C’est la dérive actuelle.
Etes-vous agacée par la multiplication des anglicismes ?
Il ne faut pas être maniaque en ce qui concerne les anglicismes : le français et l’anglais ont toujours vécu d’emprunts. Ce à quoi il faut être attentif, c’est à la structure de la langue. Quand j’entends un ministre déclarer « nous sommes en capacité de » au lieu de « nous avons la capacité de », je dis non, car il n’utilise pas une tournure française.
En 2007, une quarantaine d’écrivains, parmi lesquels Tahar Ben Jelloun, Dany Laferrière, Jean-Marie Gustave Le Clézio, Amin Maalouf, avaient signé un manifeste pour une « littérature monde » en français, en proposant de « dissocier le lien charnel exclusif entre la nation et la langue, qui en exprimerait le génie singulier ». Partagez-vous cette vision ?
Je dois avouer que le concept de « littérature monde » me trouble. A mes yeux, il existe un lien profond entre la langue et la nation, particulièrement dans le cas français. Vouloir le supprimer affecte l’identité ; une langue traduit toujours une civilisation.
Selon le linguiste Bernard Cerquiglini, notre langue est confrontée à un changement majeur : les Français sont devenus minoritaires dans la francophonie, puisque nous sommes 67 millions, alors que celle-ci compterait aux alentours de 275 millions de locuteurs. N’est-ce pas la preuve qu’il est possible de s’exprimer en français tout en étant ivoirien, haïtien ou libanais, donc sans avoir de lien spécifique avec notre nation ?
C’est autre chose. La francophonie est un lien spirituel entre des peuples qui marient leur spécificité et le français, qu’ils ont en commun. Ce n’est pas contradictoire. Chacun reste ce qu’il est tout en appartenant à une même communauté d’esprit.
Assiste-t-on à un déclin du rayonnement intellectuel français ? Régis Debray le pense, soulignant qu’à la mort de Victor Hugo, 1 million d’admirateurs endeuillés suivaient le corbillard ; aujourd’hui, c’est le cercueil de Johnny Hallyday qui est accompagné par 1 million de personnes…
Je suis d’accord avec Régis Debray en général. Et, sans être hostile au progrès, je considère que les nouveaux modes de communication jouent un rôle majeur dans cet affaissement. Naguère, au café du Commerce, quelques piliers de comptoir commentaient l’actualité autour d’un verre de blanc, et cela n’avait aucune importance. Aujourd’hui, quand j’écoute les informations, j’entends souvent : « Qu’en pensent les réseaux sociaux ? » C’est-à-dire que l’on met sur le même plan Jean-Marie Gustave Le Clézio et le quidam anonyme qui s’exprime sur Facebook. Au nom de quoi ? C’est là un problème considérable, d’abord parce que cela délégitime toute parole publique. Entre le président de la République et un individu quelconque, il y a une différence : le second a délégué le pouvoir à une personnalité qu’il juge digne de cette fonction. Dès lors que toute parole est mise sur le même plan, cette légitimité disparaît. C’est pourquoi la rigueur de la langue est fondamentale. Si les mots avaient la même signification pour tout le monde, nous reviendrions à la hiérarchie de la réflexion, de la pensée et des valeurs.
Le problème vient-il de l’école ?
Vous soulevez là un problème très douloureux. La France était un pays d’éducation de premier ordre : nous avions les écoles les plus extraordinaires qui soient, et aujourd’hui… aujourd’hui, nous avons complètement dérapé. Même en mathématiques, grande spécialité nationale, nous sommes désormais au bas de l’échelle des connaissances.
Croyez-vous au sursaut ?
Oui. Au fond, je n’ai avec Régis Debray qu’une seule divergence : lui pense que le déclin est inéluctable, moi, non. Je sais bien que, comme l’a dit Paul Valéry, les civilisations sont mortelles, mais je suis d’un tempérament optimiste. Je me dis qu’un jour nous réagirons devant cette dévaluation de la pensée et de l’expression. Et c’est en nous appuyant sur notre patrimoine et sur notre civilisation que nous y parviendrons. Avec l’histoire, la culture et la langue qui sont les nôtres, il ne peut pas ne pas y avoir de sursaut.