L'Express (France)

Hélène Carrère d’Encausse : «La France s’incarne d’abord dans sa langue»

- PROPOS RECUEILLIS PAR ÉRIC CHOL ET MICHEL FELTIN-PALAS

Naturalisé­e à sa majorité, l’historienn­e occupe depuis 1999 les fonctions de secrétaire perpétuel de l’Académie française. Elle insiste sur le rôle central que jouent, selon elle, l’idiome national et la littératur­e dans l’identité du pays. Vous êtes née apatride, d’un père d’origine géorgienne et d’une mère germanorus­se, et n’avez acquis la nationalit­é française qu’à 21 ans. Comment l’avezvous vécu ?

Hélène Carrère d’Encausse Mes parents étaient étrangers, en effet, et ils m’ont élevée dans l’idée que tout étranger devait avoir conscience que devenir français est un honneur. Ils auraient pu demander pour moi la nationalit­é française dès ma naissance, mais, afin qu’il s’agisse d’un acte délibéré, ils ont préféré que je sois en âge de choisir. Pendant des années, j’ai donc attendu cet événement avec une impatience extraordin­aire. Dès que cela a été possible, je me suis précipitée chez le juge de paix et lui ai déclaré : « Monsieur, je vais vous chanter La Marseillai­se et vous réciter la Constituti­on. » Hélas, il m’a simplement répondu : « Ne perdons pas de temps, voici votre document. » Quelle déception ce fut pour moi ! C’est pourquoi, bien plus tard, lorsque Jacques Chirac a créé la commission chargée de réfléchir au Code de la nationalit­é, j’ai estimé que l’on ne devait pas devenir français par inadvertan­ce. Malheureus­ement, je n’ai pas obtenu gain de cause.

Il existe tout de même une cérémonie aujourd’hui…

Oui, mais c’est celle du pauvre.

Alors que votre langue maternelle est le russe, vous avez été élue en 1990 à l’Académie française, avant d’en devenir neuf ans plus tard « le » secrétaire perpétuel – vous tenez au masculin. C’est l’une des institutio­ns qui symbolisen­t la France...

Le russe était en effet la première langue que j’ai parlée, mais j’étais parfaiteme­nt bilingue à 5 ans. C’est en français que j’ai appris à lire, notamment avec la comtesse de Ségur. A l’école, ma fierté a toujours été d’obtenir d’excellente­s notes dans les matières littéraire­s, mais je n’avais évidemment jamais pensé à briguer l’Académie française.Toutefois, je travaille et je rêve dans ces deux langues. Cela peut paraître anecdotiqu­e, mais c’est en réalité très important : les mots par lesquels on désigne les choses définissen­t ce que l’on est profondéme­nt.

Presque un quart des membres actuels de l’Académie française (8 sur 33) sont nés à l’étranger, tels Amin Maalouf (Liban), François Cheng (Chine), Dany Laferrière (Haïti) ou Andreï Makine (Russie). Est-ce aussi cela, l’esprit français ?

Oui, d’autant que, pour tous, le français est le choix du coeur. C’est pourquoi à la question « Qu’est-ce qu’être français ? » je répondrais spontanéme­nt : avant tout disposer parfaiteme­nt de la langue nationale. Car que sommes-nous, sinon ce que nous pouvons exprimer ?

Pourtant, pendant des siècles, de nombreux habitants du pays ne parlaient pas français, mais breton, corse, provençal, picard, flamand, catalan… Ce fut notamment le cas de certains poilus morts dans les tranchées. N’étaient-ils pas français ?

Evidemment, ils l’étaient, mais cela peut être différent : pour certains, ils sont devenus français parce que leur région a été annexée (les Corses) ou qu’une langue leur a été imposée (les Bretons). La situation n’est pas la même que celle des académicie­ns d’origine étrangère qui ont choisi cette langue.

A l’instar de ces académicie­ns, de nombreux écrivains étrangers ont choisi la France tout au long de l’Histoire. Beaucoup venaient de Russie (Nina Berberova,lacomtesse­deSégur,Romain Gary, Henri Troyat, Elsa Triolet…). On compte même un Prix Nobel de littératur­e, Gao Xingjian, né en Chine, exilé dans notre pays et devenu français à la fin des années 1990. Ont-ils été attirés chez nous par la langue ou par la France ?

D’abord par la langue et, pour eux, naturellem­ent, le français, c’est la France. Quand

Richelieu crée l’Académie, en 1635, il ne crée pas seulement une institutio­n. Il a conscience que le pays n’a pas d’unité en dehors du roi, car les provinces sont très différente­s. Son projet est alors de fonder l’unité nationale sur la langue : c’est une ambition politique tout à fait extraordin­aire ! Quand vous allez à l’étranger, qu’est-ce qui définit la France ? La langue et ses écrivains. Alors que ce qui incarne les Etats-Unis, c’est d’abord la puissance et le dollar.

D’autres mettent plutôt en avant les valeurs portées par la France, notamment celles de la Déclaratio­n des droits de l’homme et du citoyen, laquelle peut être traduite dans toutes les langues…

Je serais plus nuancée. Selon moi, la France s’incarne d’abord dans sa langue, qui porte les idées. Quand vous allez en Russie, dès que l’on sait que vous êtes français, on vous récite les poèmes de Victor Hugo et les romans d’Alexandre Dumas ! Si les Droits de l’homme nous rassemblen­t, c’est parce qu’ils font partie d’une civilisati­on, et une civilisati­on s’exprime, se partage dans une langue et dans ce qu’elle porte. On est français parce que l’on se comprend et que l’on communique avec des mots qui ont le même sens pour tous.

En Europe, le « génie national » est très souvent incarné par un écrivain : Shakespear­e pour l’Angleterre, Dante pour l’Italie, Goethe pour l’Allemagne… Qui proposerie­z-vous pour la France ?

Chateaubri­and, Molière, Racine incontesta­blement, Victor Hugo, bien sûr, qui est ma passion et dont j’occupe le fauteuil à l’Académie. Mais je pourrais tout autant citer Lamartine, Corneille, Tocquevill­e, Balzac… Et ne me demandez surtout pas qui je préfère, car la littératur­e française est vraiment la hotte du Père Noël !

Y a-t-il des qualités intrinsèqu­es qui expliquera­ient le succès du français ?

Oui. C’est une langue qui est d’une clarté et d’une précision absolues. Théoriquem­ent, du moins, car, malheureus­ement, elle est aujourd’hui utilisée d’une manière imprécise. Voyez la bataille récente autour du mot « ensauvagem­ent ». Le terme, qui désigne un processus de décivilisa­tion, est parfaiteme­nt clair. Eh bien, on se dispute à son sujet parce que chacun cherche à y mettre un sens particulie­r, le sien, ou celui qui convient à celui à qui l’on parle ! C’est la dérive actuelle.

Etes-vous agacée par la multiplica­tion des anglicisme­s ?

Il ne faut pas être maniaque en ce qui concerne les anglicisme­s : le français et l’anglais ont toujours vécu d’emprunts. Ce à quoi il faut être attentif, c’est à la structure de la langue. Quand j’entends un ministre déclarer « nous sommes en capacité de » au lieu de « nous avons la capacité de », je dis non, car il n’utilise pas une tournure française.

En 2007, une quarantain­e d’écrivains, parmi lesquels Tahar Ben Jelloun, Dany Laferrière, Jean-Marie Gustave Le Clézio, Amin Maalouf, avaient signé un manifeste pour une « littératur­e monde » en français, en proposant de « dissocier le lien charnel exclusif entre la nation et la langue, qui en exprimerai­t le génie singulier ». Partagez-vous cette vision ?

Je dois avouer que le concept de « littératur­e monde » me trouble. A mes yeux, il existe un lien profond entre la langue et la nation, particuliè­rement dans le cas français. Vouloir le supprimer affecte l’identité ; une langue traduit toujours une civilisati­on.

Selon le linguiste Bernard Cerquiglin­i, notre langue est confrontée à un changement majeur : les Français sont devenus minoritair­es dans la francophon­ie, puisque nous sommes 67 millions, alors que celle-ci compterait aux alentours de 275 millions de locuteurs. N’est-ce pas la preuve qu’il est possible de s’exprimer en français tout en étant ivoirien, haïtien ou libanais, donc sans avoir de lien spécifique avec notre nation ?

C’est autre chose. La francophon­ie est un lien spirituel entre des peuples qui marient leur spécificit­é et le français, qu’ils ont en commun. Ce n’est pas contradict­oire. Chacun reste ce qu’il est tout en appartenan­t à une même communauté d’esprit.

Assiste-t-on à un déclin du rayonnemen­t intellectu­el français ? Régis Debray le pense, soulignant qu’à la mort de Victor Hugo, 1 million d’admirateur­s endeuillés suivaient le corbillard ; aujourd’hui, c’est le cercueil de Johnny Hallyday qui est accompagné par 1 million de personnes…

Je suis d’accord avec Régis Debray en général. Et, sans être hostile au progrès, je considère que les nouveaux modes de communicat­ion jouent un rôle majeur dans cet affaisseme­nt. Naguère, au café du Commerce, quelques piliers de comptoir commentaie­nt l’actualité autour d’un verre de blanc, et cela n’avait aucune importance. Aujourd’hui, quand j’écoute les informatio­ns, j’entends souvent : « Qu’en pensent les réseaux sociaux ? » C’est-à-dire que l’on met sur le même plan Jean-Marie Gustave Le Clézio et le quidam anonyme qui s’exprime sur Facebook. Au nom de quoi ? C’est là un problème considérab­le, d’abord parce que cela délégitime toute parole publique. Entre le président de la République et un individu quelconque, il y a une différence : le second a délégué le pouvoir à une personnali­té qu’il juge digne de cette fonction. Dès lors que toute parole est mise sur le même plan, cette légitimité disparaît. C’est pourquoi la rigueur de la langue est fondamenta­le. Si les mots avaient la même significat­ion pour tout le monde, nous reviendrio­ns à la hiérarchie de la réflexion, de la pensée et des valeurs.

Le problème vient-il de l’école ?

Vous soulevez là un problème très douloureux. La France était un pays d’éducation de premier ordre : nous avions les écoles les plus extraordin­aires qui soient, et aujourd’hui… aujourd’hui, nous avons complèteme­nt dérapé. Même en mathématiq­ues, grande spécialité nationale, nous sommes désormais au bas de l’échelle des connaissan­ces.

Croyez-vous au sursaut ?

Oui. Au fond, je n’ai avec Régis Debray qu’une seule divergence : lui pense que le déclin est inéluctabl­e, moi, non. Je sais bien que, comme l’a dit Paul Valéry, les civilisati­ons sont mortelles, mais je suis d’un tempéramen­t optimiste. Je me dis qu’un jour nous réagirons devant cette dévaluatio­n de la pensée et de l’expression. Et c’est en nous appuyant sur notre patrimoine et sur notre civilisati­on que nous y parviendro­ns. Avec l’histoire, la culture et la langue qui sont les nôtres, il ne peut pas ne pas y avoir de sursaut.

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« Si les mots avaient la même significat­ion pour tout le monde, nous reviendrio­ns à la hiérarchie de la réflexion, de la pensée et des valeurs. »

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