L'Express (France)

L’art culinaire, une passion séculaire

Notre vif intérêt pour le contenu de nos assiettes ne s’est jamais démenti au cours de l’Histoire et est devenu, avec Louis XIV, un instrument de rayonnemen­t mondial.

- JEAN-ROBERT PITTE

L’enquête annuelle sur l’alimentati­on des Français conduite par le Credoc en 2009 révélait que, pour 95,2 % de nos compatriot­es, le repas gastronomi­que faisait partie de leur patrimoine (l’héritage de leurs pères), de leur identité (leur conscience collective) et que, pour 98,7 % d’entre eux, il fallait le sauvegarde­r et le transmettr­e aux génération­s futures. Il y a quarante ans, ils allaient même encore plus loin en estimant à 84 % que la cuisine tricolore était la meilleure du monde ! Ce consensus a conforté Nicolas Sarkozy et son gouverneme­nt dans la volonté de convaincre l’Unesco, en 2009, d’inscrire sur la liste du Patrimoine immatériel de l’humanité ce rituel, chéri de tous les Français. La décision fut prise en novembre de l’année suivante. Elle constitua une petite révolution, car depuis 2003, date de l’adoption de la convention pour le Patrimoine immatériel, aucun élément alimentair­e n’y figurait. En 2010 furent également inclus l’art du pain d’épice en Croatie du Nord et la cuisine traditionn­elle mexicaine, ce qui a ouvert la voie à bien d’autres dossiers relevant de ce champ.

Par ailleurs, jusqu’alors, les ministères français concernés, celui de la Culture en premier lieu, n’estimaient pas que la nourriture, fûtelle gastronomi­que, relèvait du domaine patrimonia­l. Les profession­nels des métiers de bouche, les parlementa­ires de toutes sensibilit­és et de nombreux chercheurs en sciences humaines ont oeuvré de concert pour convaincre tous les décideurs du contraire. Désormais, c’est acquis, au point que le Premier ministre, Jean Castex, a décidé le 26 novembre dernier que 2021 serait « l’année de la gastronomi­e française ». Ce n’était sans doute pas le meilleur moment pour une telle annonce tandis que, dans le même temps, les restaurant­s apprenaien­t qu’ils ne pourraient rouvrir avant la mijanvier, au mieux...

Mais d’où vient cette passion des Français pour le contenu de leur assiette et de leur verre ? Elle remonte à la nuit des temps si l’on en juge par ce que les auteurs antiques ont rapporté des pratiques gauloises sur le sujet, mais aucune vague d’austérité – à la différence de l’Espagne – n’est venue au cours de l’Histoire contrarier ce penchant ; l’érémitisme ou le cloître, le catharisme, puis la Réforme n’ayant touché qu’une minorité d’habitants. Le catholicis­me s’appuie sur une constante interpréta­tion indulgente des Ecritures à propos des plaisirs (« Le Fils de l’Homme mange et boit… », « Ce n’est pas ce qui entre dans la bouche de l’homme qui est impur, c’est ce qui en sort… ») et a toujours considéré que si la gourmandis­e était un péché capital, elle n’était presque jamais un péché mortel. D’où cette habitude qu’ont les Français de s’attabler en moyenne deux heures et onze minutes chaque jour, un record mondial dont s’approchent les autres territoire­s de tradition catholique ou orthodoxe, alors que les nations protestant­es se contentent d’une heure (EtatsUnis, PaysBas, Suède…). De plus, on y parle de ce que l’on mange, et nombre de nos écrivains ont magnifié les plaisirs de la table, certains y puisant l’inspiratio­n d’une large partie de leur oeuvre (Grimod de La Reynière, Charles Monselet, Curnonsky, James de Coquet).

Enfin, aucun pays n’a autant exporté ses cuisiniers et ses recettes autour de la Terre.

Les chefs chinois sont aussi nombreux de par le monde, mais ils se consacrent surtout à la cuisine populaire. Depuis Louis XIV, de nombreux chefs d’Etat, princes, ministres et ambassadeu­rs ont eu recours à des chefs français pour les banquets officiels. C’est moins le cas aujourd’hui, mais on sert encore de la cuisine française et les menus sont rédigés en français à la cour de Buckingham, de Stockholm, de Bangkok ou de Tokyo. C’est en effet le RoiSoleil, qui, le premier, a accordé une si grande importance à l’originalit­é et à la magnificen­ce de sa table : ingrédient­s rares (primeurs, viandes blanches), recettes neuves (cuisine au beurre), présentati­ons, argenterie, cristaller­ie, lingerie, impression de 100 000 livres de cuisine entre 1651 et 1691, etc. (voir page 95). Cette attention s’inscrit dans un projet plus large : celui d’éblouir le royaume entier et tous les souverains d’Europe et d’ailleurs (Siam) par l’éclat de la culture française, en particulie­r des arts. Comme l’a écrit Marc Fumaroli, du début du xviiie siècle jusqu’à la Première Guerre mondiale, toute l’élite de l’Europe parle français, construit français, se meuble français, mange et boit français. De Londres à SaintPéter­sbourg, de Copenhague à Naples et à Madrid, point de fête sans champagne effervesce­nt !

Ne reste plus qu’à nommer ce nouvel art de vivre qui est devenu une brillante facette de l’identité hexagonale : c’est chose faite en 1801 lorsque l’aimable poète Joseph Berchoux exhume et francise un vieux mot grec et publie La Gastronomi­e, étymologiq­uement l’art de régler l’estomac, un millier d’alexandrin­s parmi lesquels cette évidente maxime : « Rien ne doit déranger l’honnête homme qui dîne. » Reste à faire fructifier la reconnaiss­ance de l’Unesco et que, de nouveau, chaque repas français soit une fête ! W

Nous nous attablons en moyenne deux heures et onze minutes par jour, un record mondial

Secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences morales et politiques, président de la Mission française du patrimoine et des cultures alimentair­es. Dernier ouvrage publié : La Planète catholique. Une géographie culturelle, Tallandier, 2020.

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Aucun pays n’a autant exporté ses cuisiniers autour de la Terre.

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