L'Express (France)

« Fais pas ton Français ! »

Dans certains quartiers, « le Français » désigne l’autre, plus blanc, plus riche, plus intégré. Une fracture linguistiq­ue qui en révèle bien d’autres.

- AGNÈS LAURENT

La réflexion fuse, comme un rappel à l’ordre : « Vas-y, fais pas ton Français ! » Pour un mot compliqué utilisé dans une conversati­on de potes ou une trop grande proximité affichée avec les chefs dans le boulot. Le terme se fait plus tendre, presque craintif, prononcé par une jeune fille qui raconte avoir rencontré un garçon, « un Français » ajoute-t-elle, anxieuse, déjà, à la réaction de ses parents immigrés. Dans la bouche d’élèves qui parlent de leurs profs comme de « purs Français », la locution décrit un monde étranger, à des années-lumière du leur. Chaque fois, elle est utilisée par des gens, des jeunes, qui sont eux-mêmes français. Troublant décalage. Il serait trop simple, à la manière de certains extrémiste­s de droite, de n’y voir que le rejet d’une nationalit­é dans laquelle ils ne se reconnaiss­ent pas. Il serait trop facile de l’édulcorer en un usage sémantique. Parce qu’elle dessine un « eux » et un « nous », l’expression raconte les fractures de la société.

« Vous, les Français. » Cette juxtaposit­ion de mots, Aymeric Patricot – longtemps professeur en Seine-Saint-Denis, enseignant désormais dans une ville moyenne de l’est de la France, auteur de La Révolte des Gaulois (Léo Scheer) – l’a souvent entendue : « C’est un euphémisme pour parler des “Français de souche”, de ceux qui étaient là avant eux. » Dans un pays multicultu­rel et métissé, le « Français » renvoie à la couleur de la peau. On entend, entre copains, les uns et les autres se désigner par leurs origines, sans plus d’arrière-pensée ni de hiérarchie : il y a le Malien, le « rebeu » et le « céfran ». « Dans ma famille, on dit “les Français” pour dire “les Blancs”. Français devient presque une race. Moi, je dis “Blanc” », corrige Fatiha Boudjahlat , professeur­e en collège à Toulouse et auteure de Combattre le voilement (Le Cerf ).

Dans certaines familles, le vocable dessine aussi les contours d’une fracture sociale et culturelle. On désigne ainsi un monde auquel on ne se sent pas appartenir. On distingue le lycée de « quartier » de l’établissem­ent de « Français », plus réputé. On cherche parfois à mettre ses enfants dans une « école de Français », manière de dire « une où il n’y aura pas trop d’Arabes », même lorsque l’on est soimême d’origine maghrébine. « Quand mes élèves parlent des “Français”, ils évoquent une réalité dont ils se sentent exclus. Ils désignent ainsi ceux qui vivent dans les pavillons, ceux qui vont skier l’hiver… On est vraiment dans une question de classe sociale », constate Pierre*, professeur en collège dans un quartier difficile des Yvelines. Simon, qui officie dans la banlieue Est, complète : « Etre français, c’est aussi parler une langue qui n’est pas la leur. Dès lors, en tant que professeur, parisien, je suis l’archétype du Français. En revanche, les Blancs de la classe ne sont pas rejetés, ils parlent la même langue, partagent la même culture. »

Le langage courant se fait alors l’écho plus ou moins conscient des blessures ressenties au fil des années. Abel Boyi est un quadra, fils de Congolais immigrés dans les années 1970. Il grandit dans le quartier Barbès-Stalingrad dans le nord de Paris, mais sa mère l’a envoyé dans une école privée dès ses premières années. Il a très tôt connu le « eux » et le « nous » : d’un côté, à l’école, il était souvent le seul enfant noir, et on lui disait « toi, tu as l’air bien » ;

de l’autre, au quartier, ses copains, même blancs, lui parlaient du racisme chez ses camarades d’école. « Je répondais : il y a des gens bien et des imbéciles des deux côtés. Moi, j’ai pris la décision d’épouser ma francité et de ne pas me laisser atteindre par les remarques. Mais, pour certains, se voir désigné comme immigré, qu’on leur demande de s’intégrer, alors qu’ils sont français, c’est très déshonoran­t. Et ils se replient sur leurs communauté­s », résume l’homme qui a retranscri­t ses réflexions dans Qu’est-ce qu’être français ?

Selon l’enquête Trajectoir­es et Origines, menée par l’Institut national des études démographi­ques, 82 % des immigrés naturalisé­s français et 89 % de leurs descendant­s ont « le sentiment d’être français », mais ils sont respective­ment 50 % et 37 % à ne pas se « sentir reconnus comme des Français ». Un second pourcentag­e que Vincent Tiberj, professeur des université­s à Sciences po Bordeaux, juge problémati­que : « Quand c’est le descendant de descendant­s d’immigrés qui est vu comme pas français, c’est un problème. Il faut s’interroger sur le regard qui est porté sur eux. »

Ce rejet alimente l’envie de se raccrocher au pays d’origine des parents. Quitte à entretenir un mythe. C’est ainsi que, pour certains enfants, l’Algérie devient le pays où l’électricit­é est gratuite, où l’on peut aller au restaurant tous les jours – les parents ne disent-ils pas, lorsqu’ils y sont en vacances, « Ici, ça ne coûte rien » ? C’est ainsi que le « bled », qu’il soit au Maghreb ou en Afrique noire, est l’endroit où l’on vit dans une belle maison et pas dans un appartemen­t trop peuplé, où il fait chaud tout le temps parce qu’ils n’y vont qu’en été, où ils sont libres de faire ce qu’ils veulent.

Les adultes ne sont pas dupes. Mais en négligeant de parler de différence­s de niveau de vie entre les pays, ils maintienne­nt leurs enfants dans un entre-deux complexe. « Pour ces gamins, la double appartenan­ce est en réalité une douleur, une demi-appartenan­ce. Ici, ils ont l’impression d’être mal considérés par les “Français” et, quand ils sont en vacances au bled, on les appelle “les Français” et on les croit riches », reprend Pierre, l’enseignant des Yvelines. « L’important, ce n’est pas la racine, c’est l’enracineme­nt. Le problème, c’est que si l’on ne se sent pas d’ici, on ne se sent pas chez soi », renchérit Fatiha Boudjahlat, qui prépare un troisième ouvrage, plus personnel, qu’elle veut intituler « les nostalgéri­ades ».

Parce qu’ils ne veulent plus entendre des jeunes dire qu’ils sont maliens, marocains ou algériens alors qu’ils sont français, les adultes qui les croisent – professeur­s en tête – s’efforcent de trouver des exemples très concrets pour leur prouver qu’ils le sont autant que les autres. L’un leur démontre que l’insolence dont ils font preuve est bien d’ici – au bled, elle ne serait pas tolérée. Tel autre leur rappelle qu’ils sont français, notamment dans les bêtises qu’ils font – s’ils se font prendre, ils seront jugés comme les autres. « Ils ont souvent une vision décevante de la France. Alors, au-delà de la présentati­on des valeurs citoyennes et des recours qu’ils peuvent faire lorsqu’ils sont victimes de discrimina­tion, je leur rappelle les avantages qu’il y a à être français. En comparant avec des pays comme la Chine, où les musulmans sont persécutés ; l’Arabie saoudite, où l’on n’a pas le droit de changer de religion », détaille Amirpasha Tavakkoli, de l’associatio­n Eveil, qui intervient dans les établissem­ents scolaires sur les questions de citoyennet­é. Histoire que, dans la bouche de ces collégiens et de ces lycéens, demain, « le Français » ne désigne pas un autre, lointain, inatteigna­ble, mais eux-mêmes.

*Le prénom a été modifié

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