L'Express (France)

Ces lointains concitoyen­s de l’Atlantique nord

Pour les 6 000 habitants de Saint-Pierre-et-Miquelon, le rapport à la métropole, entre fierté et méfiance, est ambigu.

- GUYLAINE LEBAILLY (SAINT-PIERRE)

Français du bout du monde, ils ont été ballottés au gré des conflits entre la mère patrie et la perfide Albion. Après la défaite des troupes de Louis XV lors de la guerre de Sept Ans (1756-1763), le royaume perd une grande partie de ses colonies. Chassés d’Amérique du Nord, les Français n’y possèdent plus qu’un chapelet d’îles de 242 kilomètres carrés : Saint-Pierre et Miquelon. Repris par les Anglais, l’archipel ne sera définitive­ment rendu à la France qu’en 1816. « Durant tous ces siècles, ces “petits cailloux” ont souvent servi de refuge aux Français, relate Denis Detcheverr­y, ancien sénateur de Saint-Pierre-et-Miquelon. Ils en ont été chassés plusieurs fois, mais y sont toujours revenus. Nous gardons ça dans nos tripes ! »

Sur le drapeau de l’île, qui cohabite avec les couleurs françaises, figurent les armoiries du Pays basque, de la Bretagne et de la Normandie. A partir du xvie siècle, des pêcheurs venant de ces trois régions traversaie­nt l’Atlantique pour y chasser la morue. Ils se servaient de ces îles comme refuge et ont laissé quelques mots de patois – « Y fait noir comme tak, c’est un temps de poudrin de choquettes ! »(« il fait sombre comme s’il neigeait ! »)

A plus de 4 000 kilomètres de la métropole, ce petit bout de France est le plus septentrio­nal des territoire­s d’outre-mer. Ses 6 000 habitants revendique­nt leur identité française – fiers d’être un « avantposte » en Amérique du Nord et d’avoir, durant la Seconde Guerre mondiale, contribué à la victoire. « Tout le monde voulait défendre la France, témoigne André Frioult, 96 ans, un des derniers vétérans encore en vie. J’ai participé au débarqueme­nt de Provence en août 1944, je venais d’avoir 20 ans. C’est la première fois que je posais un pied sur le sol français. On a libéré la France, on a libéré l’Alsace, on est allés jusqu’en Autriche. Dans notre régiment cohabitaie­nt des Saint-Pierrais, des Arabes, des pieds noirs, des Français d’Algérie, des Corses… Tous ces gens-là se

sentaient français, on parlait tous de la mère patrie. »

En 1992, les liens avec les « mayoux » (ceux de la métropole) se sont un peu distendus. Cette année-là, le Canada voisin déclare un moratoire sur la pêche à la morue. Une décision du tribunal internatio­nal de New York réduit la zone de pêche de Saint-Pierre-et-Miquelon. C’est la fin de l’industrie de la morue – et de l’âge d’or. « On s’est retrouvés seuls face au Canada pour défendre nos droits, la France ne nous a pas aidés, se souvient Denis Detcheverr­y. Les îliens ont eu le sentiment que Paris nous avait laissés tomber. »

Chez les jeunes, ce ressentime­nt s’est toutefois estompé. « Sur les 300 qui partent chaque année de l’archipel pour faire des études, la moitié va en France, l’autre au Canada », précise Marion Letournel, responsabl­e du service d’attributio­n de bourses du conseil territoria­l. L’environnem­ent régional et la culture canadienne sont en effet très présents dans le territoire, comme en témoignent l’engouement pour la ligue nord-américaine de hockey et les origines terre-neuviennes de certaines familles. Mais pas seulement. Beaucoup d’habitants de l’archipel n’ont pas une bonne image de la mère patrie. « La plupart d’entre eux n’ont jamais voyagé en métropole, alors qu’ils allaient, durant leur enfance, au Canada avec leurs parents, ajoute Marion Letournel. Leur vision de la France vient de reportages télévisés sur les manifestat­ions… Ils éprouvent une forme de peur, alors que le Canada, juste à côté, leur semble plus rassurant. »

Venue en France suivre des études supérieure­s, Louise, 22 ans, ferraille souvent sur ce sujet avec ses amis d’enfance : « Certains d’entre eux ne veulent pas entendre parler de la métropole, ils ne s’identifien­t pas aux mayoux et ne se sentent pas particuliè­rement fiers d’être français, ça ne les fait pas rêver. » Partie dans une université canadienne, Clémence a, quant à elle, décidé de faire son master dans l’Hexagone, ce qui a suscité l’incompréhe­nsion de son cousin installé à Toronto : « Il m’a dit qu’en France il y avait des grèves, que les conditions de vie étaient moins bonnes qu’au Canada, et que les Français étaient très élitistes. » C’est toute l’ambiguïté des îliens et de leur rapport à la mère-patrie, conclut Denis Detcheverr­y : « On se sent d’abord saint-pierrais ou miquelonna­is, puis « archipélie­n », et après seulement, français, et c’est tout ça qui forme notre identité. »

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Des pêcheurs basques, normands et bretons sont présents depuis le xvie siècle.

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