Voltaire ou les droits de l’esprit
Selon le philosophe Robert Redeker, le peuple français doit à cet homme de lettres l’amour incurable de l’ironie.
Voltaire conserve une place dans la postérité pour deux choses : la satire, cet art de la caricature littéraire, et le combat pour la justice, culminant dans l’affaire Calas. Satire : plume à la main, il savait caricaturer comme personne. Ressort de la satire, l’ironie devient dans son écriture une impertinence propre à dévoiler la face cachée des réalités qu’il souhaite affaiblir, l’imposture. L’ironie débusque l’inconscient des formations sociales, des postes et des places, des croyances et des institutions. Comme le venin du serpent, elle espère paralyser. Toujours corrosive, l’ironie voltairienne est un poison. Au contact de Voltaire, le peuple français a contracté un virus sans vaccin : l’amour de l’ironie.
Voltaire, ce nom est toujours celui d’une double revendication. De justice, de liberté, d’une part – revendication invincible, toujours renaissante. Du droit à la dérision, du droit à la moquerie, du droit au persiflage, d’autre part – droits de l’esprit, droit pour l’esprit d’être aussi piquant que la pointe d’une épée. Droit des hommes, la justice ; droits de l’esprit, la caricature, le persiflage. Voltaire se révèle juste dans sa lutte contre les injustices, souvent injuste dans la caricature. Il faut accepter que celle-ci, aussi indispensable à l’esprit, dont elle est l’une des nourritures, que la liberté, soit injuste. Le droit à l’injustice de la caricature est le trésor que Voltaire nous a légué.
Voltaire est déjà une légende ce 10 février 1778, quand il rentre à Paris sans l’autorisation du roi. Elisabeth Badinter note que, ce jour-là, « son immense popularité le protège de la mauvaise humeur de Versailles ». Son nom court sur toutes les lèvres. Le Voltaire mythique et le Voltaire historique se côtoient déjà.
30 mars 1778. Voltaire traverse Paris en carrosse. On le reconnaît, on l’ovationne ; l’attelage peine à se frayer un passage à travers la foule enthousiaste. Les acclamations, les cris de joie s’amplifient tout le jour durant. Pour la première fois, une marée humaine applaudit un écrivain.
Mais ce n’est pas exactement autour de l’écrivain qu’elle se presse, mais autour de l’écrivain devenu intellectuel, le défenseur de Calas, le pourfendeur des injustices et des barbaries. Ce n’est pas Louis XVI le roi, pour cette foule, c’est Voltaire ! Il mourra un mois plus tard. Né sous le règne de Louis XIV, il s’éteint à la veille de la Révolution ; son nom, ce printemps le suggère, va peser sur l’Histoire.
Cette période restreinte de l’an 1778 marque un basculement dans une ère nouvelle, indiquant que la France n’est plus ce qu’elle demeura des siècles durant, et que Voltaire y est pour quelque chose. Voltaire a été l’obstétricien du changement de la France.
Le Voltaire posthume, dont le nom est la revendication de l’esprit, doit tout à Jules Michelet. Il fallut un poète pour fonder ce mythe définitivement, un historien-poète, un poète-historien ; Michelet endossa cet office. Il élabora le Voltaire de l’opinion. Le Voltaire dont se réclamera Hugo. Le Voltaire auquel pensera de Gaulle quand il dira de Sartre : « On n’emprisonne pas Voltaire. » Le Voltaire qui entrera au Panthéon. La plume de Michelet est le berceau de notre Voltaire.
Alors qu’il croyait écrire, Jules Michelet sculptait. Il sculptait pour l’éternité les statues du mythe républicain. Dont celle de Voltaire. Michelet, c’est le Bossuet républicain ; comme Bossuet, il ouvre les tombeaux devant ses lecteurs : « Voltaire, presque octogénaire, enterré aux neiges des Alpes, brisé d’âge et de travaux, ressuscite aussi pourtant. La grande pensée du siècle, inaugurée par lui, doit être fermée par lui ; celui qui ouvrit le premier doit reprendre et finir le choeur. » Il l’apostrophe : « Vieil athlète, à toi la couronne ! » Il s’enthousiasme : « Régnez, grands hommes, vrais rois du monde, régnez, ô mes rois ». Ses rois, ce sont Rousseau et Voltaire, unis, qu’il a fondus, lui, Michelet, dans une même figure.
Michelet porte Voltaire au-delà de ce qu’il fut réellement. Le vrai Voltaire, c’est le Voltaire voltairien, qui vit après sa mort, après le trépas du Voltaire historique, celui dont Hugo a pu dire « l’homme qui est mort le 30 mai 1778 est immortel », qui est une statue issue de Michelet. Le Voltaire mythique dévoile la vérité profonde du Voltaire historique, que Voltaire même ignorait.
Partout dans le monde, il se clame haut et fort : Voltaire, c’est la France. La France libératrice, la France émancipatrice. La France moqueuse. La France irrévérencieuse. La France frondeuse. La France iconoclaste. De l’encre de Voltaire jaillit le message de la France au monde. Au-delà de l’Hexagone, le mythe de la France et le mythe de Voltaire s’épousent : le nom de Voltaire y passe pour un double symbole, celui de la liberté de l’esprit et celui de la France. ✷