L'Express (France)

Joséphine Baker : un destin français

Les obsessions de notre époque voudraient la réduire à un corps exposé et « exotisé ». Tout faux ! Joséphine Baker, c’est une émancipati­on, une histoire d’amour nationale et un engagement héroïque dans la Résistance.

- ABNOUSSE SHALMANI

Lors de l’été 2019, en visitant l’exposition Le Modèle noir de Géricault à Matisse au musée d’Orsay, outre constater la désolante pauvreté du propos, le paternalis­me culpabilis­ant et l’absence de cohérence esthétique entre les oeuvres, j’ai surtout été attristée par la salle consacrée à Joséphine Baker. L’accent y était mis sur la ceinture de bananes, et la lumière sur l’« exploitati­on honteuse » de son corps de femme noire. Une rapide mention à des films tout aussi « honteux » et « racistes », et on ferme le ban. Ce qui reste dans la mémoire collective de l’ambition, de l’humanisme et du talent de Joséphine Baker, se réduirait, donc, à son (incroyable) corps de danseuse ? La danse, qui lui a permis d’échapper à la misère, est devenue son linceul de honte. Cachez ce corps que je ne saurais voir pour cause de « racialisme » sélectif.

Encore un signe de la pauvreté mémorielle des idéologues de la race : ils ne pensent pas, ils calquent grossièrem­ent leurs idées anachroniq­ues sur la complexité historique et découpent des destins aux formes idéales de leur rigidité militante.

Joséphine Baker est ainsi sacrifiée sur l’autel de la néomorale qui partage strictemen­t le monde en opprimés et oppresseur­s, Blancs et non Blancs. Celle qui ne fut que liberté n’est pas autorisée à être un modèle. Elle n’a pas le profil de la victime

ad nauseam. Elle est un destin. Pis : un destin français.

Elle est née misérable, à Saint-Louis (Missouri, Etats-Unis) en 1906, à une époque où l’on mariait les filles à 13 ans. Elle ne fréquentai­t l’école qu’un jour sur deux, dès l’âge de 10 ans, l’autre jour étant réservé à la domesticit­é dans des maisons riches, pour survivre. La danse, le désir et l’ambition lui font quitter un deuxième mari à 16 ans, afin de rejoindre New York et les artistes de rue, avant d’écumer les castings pour finir enfin par décrocher un rôle dans une troupe qui se produit à Broadway.

Elle n’a pas 21 ans quand elle embarque pour Paris avec La Revue nègre, prête à conquérir la capitale : « Si je veux être une artiste, je dois être digne de Paris. » Parfois, les histoires d’amour finissent bien, Paris lui rendra son hommage et son amour.

Paris dans les années 1920, cet entredeux-guerres, cet entre-deux-tragédies, c’était La Garçonne, roman qui rayonna d’un tel scandale que son auteur, Victor Margueritt­e, se vit retirer promptemen­t la Légion d’honneur ; c’étaient les Années folles, les dadaïstes, Picasso et Braque qui donnaient naissance au cubisme ; c’étaient les métèques de Paris, cet « art dégénéré » que vomiraient bientôt les nazis ; c’étaient les Américains Man Ray et Lee Miller, Natalie Clifford Barney et Gertrude Stein, Hemingway et Fitzgerald ; c’était le refuge des décalés, des singuliers, des libres penseurs, des jouisseurs, des métissés ; et c’étaient Joséphine Baker et le charleston. Un son et des rythmes inédits, un corps animé d’une puissance inconnue, une sensualité jamais vue, et, surtout, une espiègleri­e, une ironie, qui créent une distance salutaire. Elle n’est pas dupe, Joséphine Baker, consciente de son physique, de son érotisme comme de son exotisme. En désarticul­ant soudain sa gestuelle suggestive, en introduisa­nt une rupture de l’harmonie qui peut virer au comique, elle nous dit sa liberté. La subversion surgit de la satire. L’autonomie, du rire. A travers la maîtrise de son corps, objet et sujet, et vecteur de son indépendan­ce, elle s’impose, fière et orgueilleu­se,

détruisant la prison de la stricte identité. Joséphine Baker, c’était d’abord Paris avant d’être la France.

Devenue française en 1937, Joséphine Baker partage depuis longtemps ses inquiétude­s devant la montée des fascismes avec celui qui fut un temps son secrétaire et souvent son amant, Georges Simenon, et n’hésite pas, devant la débâcle et la collaborat­ion – au contraire de tant d’autres, restés inconscien­ts face à la bête immonde, lâches à l’heure des choix. Elle s’engage dans la Résistance, se mue en un agent des renseignem­ents redoutable, fait passer des messages dans ses partitions musicales, poursuit le combat en Afrique du Nord avant de s’engager dans les forces féminines de l’armée de l’air. Chevalier de la Légion d’honneur, elle a reçu la médaille de la Résistance et la croix de guerre.

Lorsque, en 1963, après la marche sur Washington, elle prend la parole à la tribune, après Martin Luther King, elle porte son uniforme de l’armée de l’air et arbore ses médailles. Joséphine Baker n’avait jamais cessé de militer contre la ségrégatio­n qui sévissait dans son pays de naissance depuis sa ville d’élection, son pays adoptif, et tenait à dire que la France l’avait protégée : « Ici, je savais que je serais sauvée, que je pourrais vivre pour une cause, et cette cause, c’est la fraternité humaine. Je suis venue. Personne ne me disait : “Noire”. Personne ne me disait “négresse”, mot qui me blessait terribleme­nt. […] Je suis devenue femme avec confiance dans la vie, femme qui était élevée par la France à laquelle je donne ma gratitude. »

Joséphine Baker est une grande dame, sa vie, un exemple, son destin, un enseigneme­nt. Elle est ce que la France a pu produire de mieux. Elle est morte épuisée, sur scène, en tentant de nourrir sa tribu arc-enciel de 12 enfants, tout en maintenant sa générosité à flot. Alors que l’Etat français l’avait oubliée, la princesse Grace lui offrit l’hospitalit­é. Elle est enterrée à Monaco.

Il serait temps de se souvenir de Joséphine Baker et de la faire entrer au Panthéon, comme le proposait Régis Debray en 2013, non seulement pour l’honorer, elle et l’incroyable et méconnue époque historique qui l’a vue naître à la gloire, mais aussi pour clouer le bec aux fauteurs de troubles identitair­es, aux néopuritai­ns, aux promoteurs séparatist­es du retour des races. Des Folies Bergère au suprême sanctuaire ? De la ceinture de bananes à la couronne de lauriers ? Profanatio­n ! Le Rassemblem­ent national accusera. Le burgrave gémira. La vertu hoquettera. Si le kitsch consiste, comme le dit Milan Kundera, à « se regarder dans le miroir du mensonge embellissa­nt et s’y reconnaîtr­e avec une satisfacti­on émue », rien ne serait plus dépaysant, moins hypocrite et narcissiqu­e, que de hisser cette Américaine naturalisé­e en 1937, libertaire et gaulliste, croix de guerre et médaille de la Résistance, au coeur de la nation. Elle est à hauteur d’homme. ✷

 ??  ?? Joséphine Baker Née le 3 juin 1906 à Saint-Louis, dans le missouri, elle quitte les etats-Unis pour Paris en 1925. L’artiste s’engage dès 1939 au service de la France libre. elle meurt le 12 avril 1975.
L’altière meneuse de revue a combattu dès 1939 pour le salut de la France libre.
Joséphine Baker Née le 3 juin 1906 à Saint-Louis, dans le missouri, elle quitte les etats-Unis pour Paris en 1925. L’artiste s’engage dès 1939 au service de la France libre. elle meurt le 12 avril 1975. L’altière meneuse de revue a combattu dès 1939 pour le salut de la France libre.

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