Le Kurdistan, refuge des Américains en Irak
Alors que les intérêts de Washington sont de plus en plus menacés à Bagdad, la ville d’Erbil pourrait servir de base repli.
C’est une nouvelle cité de béton qui sort de terre au nord-est d’Erbil, la capitale du Kurdistan irakien. Derrière de hauts murs hérissés de tourelles de surveillance, des grues s’activent et des cohortes de camions et d’engins de chantier vont et viennent dans un épais nuage de poussière. Une nouvelle voie circulaire, la route 150, est en construction autour de la ville, avec ses échangeurs et ses ponts. Prévue pour 2022, elle a été lancée spécialement pour desservir un futur complexe de plusieurs kilomètres carrés. Derrière cette enceinte se dressera bientôt un nouveau consulat des Etats-Unis, incluant une chancellerie, une résidence destinée aux marines, des logements et des installations pour la communauté américaine. « Le but est de bâtir des équipements sûrs et fonctionnels pour notre gouvernement et de soutenir notre personnel dans l’accomplissement de ses objectifs », précise le communiqué officiel du bureau américain chargé des opérations de construction à l’étranger. Mais ici, dans cette région autonome du nord de l’Irak, beaucoup disent que ce gigantesque quartier sécurisé n’abritera pas uniquement les services consulaires. « Il pourrait accueillir l’ambassade si Washington décidait de fermer sa représentation à Bagdad », avance un membre du gouvernement kurde autonome.
Dans la capitale irakienne, où les intérêts des Etats-Unis sont fréquemment pris pour cible par des tirs de roquette, la région kurde apparaît en effet comme un refuge stratégique naturel. Déjà, lors de la première guerre du Golfe, en 1990, puis de la seconde, en 2003, début de l’invasion du pays par les troupes américaines, le Kurdistan du Sud constituait le principal point d’appui militaire.
En septembre dernier, Mike Pompeo, secrétaire d’Etat, a menacé le Premier ministre irakien, Moustafa al-Kazimi, d’un « retrait total » de l’ambassade s’il ne parvenait pas à faire cesser les attaques. Le 18 novembre, une nouvelle volée de projectiles a frappé la zone verte [sécurisée]. A Bagdad, les Américains ont dénoncé le poids croissant « des milices soutenues par la force Al-Qods [unité d’élite des Gardiens de la révolution iraniens] pour déstabiliser l’Irak », réclamant de nouveau une enquête rapide. En vain. Le 3 décembre, des dizaines de diplomates, soit plus de la moitié des effectifs, ont été évacués de Bagdad pour au moins un mois, en prévision de possibles troubles liés à l’anniversaire de l’assassinat du général iranien Qassem Soleimani, chef des Gardiens de la révolution, tué au cours d’une frappe américaine le 3 janvier 2020. L’assassinat du scientifique iranien Mohsen Fakhrizadeh, en novembre à Téhéran, a encore aggravé les tensions. L’Iran a menacé les Etats-Unis et Israël de sévères représailles. Toute la zone est en ébullition, et le gouvernement irakien paraît incapable d’assurer la sécurité de son allié américain. « Actuellement,
c’est hors de ses capacités », confirme l’analyste Omar al-Nidawi, directeur du Centre pour la paix en Irak.
Autant d’arguments qui rendent le Kurdistan irakien très attractif. Déjà, le retrait, annoncé à la fin de 2019 par Donald Trump, des forces américaines engagées dans la coalition antidjihadiste, le replaçait au centre du jeu. « La relation avec Erbil est cruciale pour les objectifs de sécurité nationale au Moyen-Orient. Les Kurdes irakiens vont rester un partenaire clef des EtatsUnis en Irak et au Moyen-Orient pour le contre-terrorisme. », estime Nicholas Heras, de l’Institut d’études de guerre de Washington. L’évacuation des troupes du nord de la Syrie, où Washington formait le principal contingent, rend nécessaire le maintien d’une plateforme logistique sécurisée à Erbil. Les forces spéciales et les services de renseignement y opèrent plus librement. « Et l’ancien aéroport militaire d’Erbil est en cours de rénovation », note une source proche du gouvernement kurde. Il permettra d’accueillir un plus grand nombre d’avions américains.
En janvier dernier, à la suite de la mort de Qassem Soleimani, une quinzaine de missiles balistiques avaient été tirés par l’Iran sur les installations américaines, y compris à Erbil. Depuis cette date, deux batteries de missiles antiaériens Patriot y ont été installées pour prévenir de nouvelles attaques. En octobre dernier encore, des roquettes ont atterri sur l’aéroport d’Erbil, utilisé par les forces américaines, mais sans faire de victimes.
Tous ces réajustements stratégiques pourraient s’accélérer dès le mois de janvier avec la prise de fonction de Joe Biden à la Maison-Blanche. Le leader démocrate, fervent partisan d’une autonomie du Kurdistan, est attendu avec impatience par le gouvernement d’Erbil ; ses déclarations sur la présence américaine en Irak seront scrutées par toutes les parties. Joe Biden a toujours entretenu des rapports étroits avec la famille Barzani, qui tient le pouvoir dans la région. En 2003, le sénateur avait été l’ardent promoteur d’un plan de découpage communautaire de l’Irak, conférant au Kurdistan une autonomie renforcée par rapport à Bagdad et au sud du pays, à majorité arabe et chiite. Un bras de fer oppose actuellement l’Etat irakien à la région autonome kurde sur le partage du budget et des ressources pétrolifères. Un conflit dans lequel Washington aura nécessairement son mot à dire.