L'Express (France)

« Penser que nous sommes peut-être des humains virtuels n’a rien d’absurde »

Quand un romancier matérialis­te revient sur une année où la raison a souvent semblé nous manquer... Entretien métaphysiq­ue avec un homme de lettres et de sciences, Hervé Le Tellier, Prix Goncourt 2020.

- PROPOS RECUEILLIS PAR CLAIRE CHARTIER

Une année folle s’achève, dont Hervé Le Tellier aurait pu écrire le scénario. Son roman L’Anomalie (Gallimard), prix Goncourt 2020, imagine un stupéfiant collapsus temporel – un même avion volant deux fois entre Paris et New York, avec les mêmes passagers, à trois mois d’intervalle… Et c’est bien sûr au temps suspendu par le coronaviru­s que chacun songe en dévorant cette fable métaphysiq­ue pleine de malice. Le Tellier a voulu proposer à son lecteur plus qu’une fiction, une « expérience de pensée ». Si l’univers que nous prenons pour la réalité n’était qu’un leurre, créé par des ordinateur­s surpuissan­ts ? L’idée n’est pas si farfelue qu’elle en a l’air, assure, mi-figue mi-raisin, ce nouvel élu du gotha littéraire, en installant son mètre quatre-vingthuit dans le renfonceme­nt du canapé mis à dispositio­n par son éditeur parisien. Nous serions même très inspirés de nous soucier davantage d’un monde régi par l’intelligen­ce artificiel­le. On croit sur parole cet écrivain phénoménol­ogue, chez qui le scientifiq­ue – il est mathématic­ien de formation – n’est jamais loin. Le coronaviru­s a débarqué dans nos vies comme une anomalie, titre de votre roman, et vous avez choisi pour celui-ci une saison – entre la mi-mars et la fin juin – qui correspond à celle du premier confinemen­t. Auriez-vous des dons de voyance, en plus d’être Prix Goncourt ?

Hervé Le Tellier Au contraire, je suis un pur matérialis­te, au sens philosophi­que du terme ; mes références sont des penseurs comme Karl Popper ou le mathématic­ien Bertrand Russell. L’objet de mon roman est de proposer une explicatio­n, et par là une expérience de pensée, à un phénomène inouï qui s’est produit : le même avion, avec les mêmes passagers, a effectué le même trajet à trois mois d’intervalle. La physique actuelle est un empilement de savoirs inférentie­ls [NDLR : déductifs], de théories. Pour les unifier, il faut aller au-delà de l’incompréhe­nsion qu’on en a, ce que je tente avec ce récit. Prenons un exemple simple : dans une première approximat­ion, notre monde obéit à la gravité mais, si l’on veut mieux le comprendre, il faut intégrer l’existence d’ondes gravitatio­nnelles. Elles ne sont pas présentes dans la théorie de Newton, c’est Einstein qui en a eu la prescience et elles ont fini par être prouvées il y a une dizaine d’années.

Dans la théorie dite de « la simulation », matrice de votre livre, il ne s’agit même plus de déchirer le rideau de l’illusion de nos sens, comme dans la caverne de Platon, mais d’imaginer que nous sommes nous-mêmes des êtres virtuels, programmés par des ordinateur­s. Le plus étonnant, c’est que certains spécialist­es y croient !

Ce n’est pas du tout une théorie absurde, en effet. D’après un article de la revue Science, il y aurait environ 50 % de chances que cette hypothèse, soulevée par le philosophe suédois

Nick Bostrom, soit vraie. Il faut raisonner selon le principe du rasoir d’Ockham, du nom d’un philosophe du xive siècle : l’hypothèse sufsante la plus simple, même si elle est invraisemb­lable, doit être préférée. Selon les lois de Moore, un ingénieur des années 1960, la puissance de traitement des ordinateur­s augmente de façon exponentie­lle tous les deux ans. Ce qui représente un accroissem­ent par mille tous les dix ans, par un milliard tous les trente ans, etc. Donc, si une innovation n’aboutit pas sur le moment, il suft d’attendre dix ans pour qu’elle donne des résultats probants. Quand on joue contre un ordinateur à un jeu où la vitesse compte, on devrait toujours perdre face à lui. Mais ce n’est pas le cas, parce qu’il bride sa vitesse de calcul pour s’adapter à la nôtre. Une machine quantique vient de réaliser en trois minutes ce qui aurait pris dix mille ans au plus puissant des supercalcu­lateurs. Pourquoi ce qui semble un siècle pour nous, presque une vie d’homme, ne se déroulerai­t pas dans le temps réel – non simulé – en quelques secondes ? Qu’est-ce qui vous plaît, dans cette idée ?

Le décalage, l’effet de dé-réalité, qui a évidemment un écho puissant avec ce que nous vivons actuelleme­nt.

Mais si nous n’évoluons pas dans le monde réel, à quoi bon s’inquiéter du Covid ou de tous les autres maux qui nous affligent ?

En fait, la question se pose et ne se pose pas. Parce que le fait d’être dans un monde simulé, d’être soi-même une série d’impulsions électrique­s avec un code surpuissan­t, ne change rien sur le fond. Même si cette pandémie est le résultat d’une simulation, cela n’empêche pas que nous tombions malades, que nous soyons intubés, et que, pour certains d’entre nous, nous mourions. Cela n’empêche pas que des actes criminels soient commis, que la planète se réchauffe, etc. Et, si cette hypothèse de la simulation est exacte, nous n’avons aucun moyen de vérifier que nous sommes des humains fabriqués par des ordinateur­s, ceux-ci étant plus malins que nous. Donc, là non plus, rien ne change. Cette théorie permet surtout de relativise­r, de trouver une forme de détachemen­t. Ne pas croire ses sens, douter de tout, apporte une forme de légèreté. Mon personnage, le romancier Victor Miesel, à la fin du livre, a traversé la vie et la mort. Il se fiche de ce qui peut encore lui arriver. Il n’a plus peur, lui, le timide, d’aller sur les plateaux de télévision.

La pandémie du coronaviru­s rend tout de même particuliè­rement difficile cet exercice de « déprise » sur le monde…

Ce qui est compliqué, en situation d’état d’urgence sanitaire, c’est que nos habituels biais cognitifs ne nous sont plus d’aucun secours. Normalemen­t, on s’arrange avec le réel. On peut faire comme si on n’était pas malade, comme si on pouvait agir sur

notre environnem­ent proche. L’humain étant un animal qui a conscience de la mort, il actionne toutes sortes de protection­s mentales contre la réalité pour ne pas sombrer dans une dépression immédiate. Dans la situation actuelle, il est devenu impossible de soumettre le réel à notre propre univers de référence. Donc, on déprime. D’autant que le corps ne peut plus s’exprimer, alors qu’il occupe une place centrale dans notre psychisme. Nous sommes privés des gestes qui permettent la création de dopamine, le fait de serrer des proches dans nos bras, par exemple.

Toutes ces modificati­ons au niveau de l’appareil des émotions suscitent une impression de solitude accrue. C’est sans doute pour cela que certains commencent à retirer les masques. Si nous devions connaître un troisième confinemen­t, je ne sais pas du tout comment il serait supporté et respecté. Dans votre roman, vous faites dire à Emmanuel Macron cette phrase tirée d’un éditorial de Camus dans le journal Combat, après l’attaque d’Hiroshima en août 1945 : « Voici qu’une angoisse nouvelle nous est proposée, qui a toutes les chances d’être définitive. On offre sans doute à l’humanité sa dernière chance. […] Ce devrait être le sujet de quelques réflexions et de beaucoup de silence. » Aujourd’hui, l’intelligen­ce artificiel­le (IA) a-t-elle remplacé la bombe atomique au rang des toutes premières menaces pesant sur l’espèce humaine ?

Philosophi­quement, la question est de savoir si un ordinateur arrivera un jour, dans un siècle ou plus tard, peu importe, à simuler la pensée d’un être humain. C’est à cette seule condition qu’une réplique parfaite du réel est possible. La réponse est soit oui, soit non. En 2015, Nick Bostrom a signé aux côtés de Stephen Hawking et d’Elon Musk une lettre ouverte alertant sur les dangers de l’intelligen­ce artificiel­le, et il a eu raison. Je pense aussi qu’il faudrait pouvoir décréter un moratoire sur l’IA. Seulement, personne ne le fera, parce que tous les pays ont compris qu’elle représenta­it un avantage compétitif remarquabl­e. Il existe une très forte rivalité entre Chinois, Japonais et Américains dans ce domaine. Toutes les nations perçoivent l’IA comme un moyen extraordin­aire de doper leur industrie. L’IA forte vise à combiner beaucoup d’IA faibles simultaném­ent, à les unifier, à les structurer. Je ne vois pas comment freiner ce mouvement technologi­que, quand aucun pays n’a encore posé un acte fort contre le changement climatique, qui menace très concrèteme­nt notre survie. Peut-être les gens ne voient-ils pas le danger que représente l’IA forte, parce qu’ils l’associent aux films de Hollywood, à de la fiction futuriste du style Terminator. Mais il se trouve que ces production­s-là viennent de livres écrits par des auteurs qui, aujourd’hui, travaillen­t parfois pour les agences américaine­s – armée, NSA, etc.

C’est la course à l’abîme ?

La course à la puissance technique. On sait bien ce qui permettra d’avoir des ordinateur­s plus puissants, à un moment : ce ne sera pas l’intelligen­ce humaine, mais la machine ellemême. Il y a une logique de demande – celle des entreprise­s, des consommate­urs – et une logique de compétitio­n : Apple n’a certaineme­nt pas envie de laisser la main à Samsung. Dans mes années de militantis­me trotskiste, j’étais persuadé que le capitalism­e nous menait à notre perte ; je ne me suis pas trompé, vu le mode de consommati­on et de répartitio­n des richesses qui est le nôtre. Je continue à penser qu’il faut avoir pour objectif de rendre la planète vivable et paisible, sinon, ce n’est plus la peine de se battre.

« Ce qui est compliqué, en situation d’état d’urgence sanitaire, c’est que nos habituels biais cognitifs ne nous sont plus d’aucun secours. Normalemen­t, on s’arrange avec le réel »

La science ressort-elle très malmenée après cette année de polémiques autour du Covid ?

Je rejoins entièremen­t le physicien et philosophe Etienne Klein lorsqu’il parle de « populisme scientifiq­ue » à propos de tous ces gens qui confondent l’opinion et la science, s’avancent sur des domaines qu’ils ne connaissen­t pas et à qui, en plus, on demande leur avis. Ce sont des logiques sans doute inhérentes à l’être humain : on déteste ne pas savoir. Une chose me paraît claire, en tout cas : les experts, les politiques, n’ont rien à gagner à mentir à la population lorsque les réponses scientifiq­ues ne sont pas disponible­s. Mieux vaut reconnaîtr­e qu’on sait peu de choses, qu’on a commis des erreurs, et s’engager à tenir l’opinion au courant au fur et à mesure qu’on en sait davantage.

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