L'Express (France)

La culture ne se confine pas

- Sylvain Fort, essayiste.

Le mardi 15 décembre fut un étrange moment. D’un côté, nous avons vu des profession­nels de la culture occuper la place de la Bastille pour que le gouverneme­nt hâte la réouvertur­e des cinémas, des théâtres, des salles de concert. « Rends l’art, Jean », disaient-ils. L’année blanche accordée aux intermitte­nts ne suffit pas : les comédiens, les musiciens, les chanteurs veulent se produire, rencontrer leur public, exercer leur art. Ils sont venus le dire au coeur de Paris. Ce même mardi 15 décembre, un homme est entré dans le magasin Carrefour de Chambéry avec, sous le bras, une grosse boîte. Au rayon culture, il a déposé sa boîte sur le sol, en a sorti son violon et s’est mis à jouer du Bach. Renaud Capuçon (c’était lui) ne s’est jamais résolu à attendre la fin de la pandémie pour jouer. Pendant plusieurs semaines, il a enregistré et posté sur les réseaux sociaux des morceaux de quelques minutes. Il a enregistré des disques. Il s’est produit avec des amis musiciens en captation à la fondation Singer-Polignac ou dans une Philharmon­ie de Paris vide.

L’image de ce virtuose internatio­nal jouant sous les néons d’un hypermarch­é est évidemment saisissant­e et il s’est trouvé des esprits chagrins pour parler de coup de com’ ou d’autopromot­ion. Mais n’est-ce pas exactement ce que nous devrions voir partout ?

Pourquoi les artistes qui ont occupé la place de la Bastille n’ont-ils pas joué une seule note de musique ou déclamé un seul texte ? Fabrice Luchini s’est plaint du gouverneme­nt devant son téléphone portable : à part quelques fables lues dans son fauteuil, que n’a-t-il joué son spectacle devant ce même téléphone portable pour le bonheur du plus grand nombre ? Tous ces artistes si frustrés de ne plus rencontrer leur public ne pouvaient-ils pas aller où il se trouve ? Sur les places, dans les rues, dans les parcs, dans les écoles, dans les gares, sous la tour Eiffel, devant la Maison carrée, sur le Vieux-Port, sur la dalle des grands ensembles, dans les préaux, dans les casernes, devant les mairies et sous le porche des églises ? Puisque la culture est essentiell­e, est-il si dégradant de la porter partout, aux quatre vents, aux enfants et aux personnes âgées, aux employés du petit matin qui à Rungis déballent les fruits, aux marins pêcheurs revenant du large, aux employés de la SNCF fatigués de leurs horaires compliqués par les contrainte­s sanitaires, aux migrants de la porte de la Chapelle, aux pompiers de Nantes ou de Strasbourg ?

En vérité, la culture ne se confine pas.

La culture n’a pas à s’enfermer dans les lieux de culture. Elle est par les chemins et par les prés, comme la troupe du Capitaine Fracasse.

Elle est dans les prisons et les hôpitaux. Quel artiste désoeuvré a-t-on entendu ces temps-ci dans les prisons et dans les hôpitaux ? Quel signataire de manifeste culturel est venu élever l’esprit des soignants et divertir les vieillards engourdis ? Où est cet immense élan des artistes vers le peuple ? Qui s’est vraiment levé ? Jamais on ne jettera la pierre aux artistes qui n’ont d’autre choix que de jouer contre cachet dans une salle chauffée. Mais, à la fin, la culture se moque des cachets et se moque des salles chauffées. Elle aime les vents contraires et les temps de tempête. C’est là qu’elle s’est construite : dans les catacombes et dans l’exil, dans la résistance et dans l’insurrecti­on. Toute l’énergie de nos artistes aurait pu faire de la France un immense festival « Off » plein de liberté et d’audace, soulageant les peines, ouvrant les coeurs, colonisant les chaînes de télévision, interpella­nt le monde entier, donnant de notre pays l’image de ce bouillonne­ment que rien n’enferme ni ne contraint. Mais non. Morne plaine. Rares sont ceux qui, en ces temps difficiles, nous ont rappelé, en allant jouer Bach à Carrefour ou en faisant don de leur talent à ceux qui en ont soif, que la culture n’est pas un statut, mais une liberté. Honneur à ces généreux.

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