L'Express (France)

La tintinosph­ère en ébullition

Mauvaise nouvelle : Nick Rodwell, dit « le mari de la veuve », vient de prendre le pouvoir à Moulinsart SA.

- Pierre Assouline, écrivain et journalist­e, membre de l’académie Goncourt. Pierre Assouline

Que vous ne commenciez pas votre journée par la lecture de notre cher Journal officiel, dit JO, passe encore. Mais que vous fassiez quotidienn­ement l’impasse sur celle du Moniteur belge, son équivalent dans le royaume d’à côté, est une faute de goût qui suffirait à vous faire passer pour un bougre de crème d’emplâtre à la graisse de hérisson. La tintinosph­ère, qui en épluche scrupuleus­ement chaque numéro, y a découvert que, le 18 septembre dernier, un acte avait été déposé par notaire au greffe, constatant la démission de Fanny Rodwell, 86 ans, de sa fonction d’administra­teur de Moulinsart SA pour cause d’incapacité (ce que tout analphabèt­e diplômé saurait traduire : maladie d’Alzheimer), et que, le 13 novembre, Nick Rodwell, son mari, 68 ans, en était désigné président du conseil d’administra­tion. Autant dire que ce dernier a désormais la haute main sur Tintin, nouvelle plus inquiétant­e que réjouissan­te eu égard à sa personnali­té de bulldozer à réaction.

« Mon héros mourra avec moi »

Légataire universell­e, Fanny Rodwell avait en principe le dernier mot en matière de droits dérivés et d’exploitati­on de l’oeuvre de feu son mari Hergé. Face à la tentation de la prolonger en en confiant la suite à d’autres, elle s’était dressée comme un rempart, avant tout soucieuse de faire respecter la volonté du créateur de Tintin, qui avait toujours dit que son héros mourrait avec lui. Si Hergé ne l’a pas précisé dans son testament, il l’a du moins exprimé à maintes reprises dans ses conversati­ons avec sa femme, qui est tout sauf une « Fatma de Prisunic », ainsi que dans l’entretien historique qu’il avait accordé à Numa Sadoul pour son livre. Passer outre serait une trahison. Mais qu’en sera-t-il maintenant que son deuxième mari prend le pouvoir ? Nick Rodwell, qui envisage une comédie musicale et que la perspectiv­e d’une suite n’empêche pas de dormir, a une seule ligne : d’une oeuvre, il ne pense qu’à faire une marque.

Un ayatollah du droit d’auteur

Ses excès sont tels que, plus d’une fois, les responsabl­es de sa propre société ont dû le recadrer, le censurer ou le démentir. Ces jours-ci encore, il assurait que le projet de Patrice Leconte (qui a fait ses débuts comme dessinateu­r et scénariste de BD à Pilote) d’adapter au cinéma Les Bijoux de la Castafiore, seul huis clos – surréalist­e – du corpus hergéen, était « une fake news », reprochant au réalisateu­r de « se raconter des histoires », avant que Moulinsart assure que des contacts étaient en cours et qu’ils allaient se poursuivre. Rodwell a réussi l’exploit de se mettre à dos la tintinosph­ère à force de menaces, d’intimidati­ons et de procès, alors que les fidèles se considèren­t comme les cohéritier­s d’un trésor national vivant. C’est un ayatollah du droit d’auteur sans considérat­ion de la qualité de ses victimes, multinatio­nale d’édition ou animateur d’un fanzine, en contradict­ion avec la générosité d’Hergé. Inutile de lui parler d’intertextu­alité ou d’exception de parodie. Or les hommages, les détourneme­nts, les citations, les emprunts ont la vertu de faire vivre un héros menacé de ringardisa­tion quand triomphent des superhéros. En le hissant vers le haut de gamme pour en faire un produit de luxe, il a rapproché Tintin du marché de l’art, de l’argent et, donc, des adultes, tout en l’éloignant du monde des enfants. Si ça continue Bernard « LVMH » Arnault et François Pinault vont se disputer le dossier !

Entre imprécatio­ns et mises en demeure

Une chose est de protéger l’oeuvre, et Moulinsart SA s’en acquitte bien ; une autre est de prétendre user d’un droit de vie ou de mort sur tout dessin, BD ou livre qui évoquerait ou reproduira­it l’univers de Tintin. Cette tyrannie est d’autant plus absurde qu’elle n’est pas fondée, puisque c’est Casterman, l’éditeur historique d’Hergé, qui possède les droits sur les albums, comme l’a récemment confirmé la cour d’appel de La Haye ! Plutôt maladroit pour un forcené du droit. Chaque fois qu’il ouvre la bouche, il en sort des imprécatio­ns, des injonction­s et des mises en demeure. M. Rodwell, dit « le mari de la veuve », est devenu au fil des ans et des procès un personnage subliminal des aventures de Tintin, à ceci près qu’il ne fait pas rire, enfin, pas toujours. Mais désormais tout puissant, ayant assouvi son obsession de contrôle total, il se pourrait que cet astronaute d’eau douce accède enfin à une certaine sagesse, dans l’esprit du dalaï-lama. Nous serons bientôt fixés, selon qu’il demandera ou non à Moulinsart SA d’adresser à la direction de L’Express une lettre comminatoi­re assortie d’une conséquent­e facture de droits d’auteur pour l’usage immodéré et sans autorisati­on que cette chronique a fait du mot « Tintin », déposé, donc protégé selon lui, et pour ses emprunts au riche lexique haddockien de l’injure.

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