Russie Loin de Moscou, des hôpitaux dépassés par le coronavirus
Si la première vague a surtout touché la capitale, la deuxième ravage les provinces, sur fond de communication gouvernementale lénifiante.
L’hiver est arrivé sans neige, cette année, à Petrozavodsk, ville de 120 000 âmes située dans la région de Carélie, à 700 kilomètres au nord de Moscou. Sous la lumière rasante du pâle soleil, la surface du lac Onega est noire et luisante, presque minérale. A quelques rues de là, entre des immeubles modernes et des maisons en bois vermoulu, se trouve l’hôpital des Vétérans. A travers la porte vitrée, on aperçoit la silhouette pressée d’un infirmier en combinaison intégrale, ganté et masqué, transportant un respirateur.
Depuis l’arrivée du coronavirus dans la ville, l’endroit a été transformé pour accueillir les malades de la pandémie. Mais ses 120 lits ne suffiront bientôt plus, le taux d’occupation approchant les 100 %. En décembre, la Carélie est devenue la région de Russie où l’épidémie de Covid-19 progresse le plus rapidement, avec plus de 400 nouveaux cas quotidiens, selon les statistiques officielles. « C’est sans doute beaucoup plus en réalité », corrige Oleg, la trentaine. Médecin dans l’un des hôpitaux de Petrozavodsk, il a vu la situation sanitaire se dégrader depuis le début du mois de septembre, alors que cette zone avait été épargnée en début d’année. « Aujourd’hui, tout le monde a un proche qui a attrapé le virus ou qui en est mort », observe-t-il. La première vague avait surtout touché Moscou et Saint-Pétersbourg, la deuxième ravage les provinces russes. « Je ne pense pas que l’on ait atteint le pic, soupire Oleg. Les fêtes de fin d’année approchent, et il n’y a toujours aucune restriction pour les déplacements, tous les hôtels sont déjà complets, et des milliers de touristes vont arriver. Je m’attends à ce que la vraie catastrophe se produise en février et mars 2021. » La séquence observée depuis l’été n’est pas de nature à le rassurer. La flambée actuelle s’explique en effet largement par les voyages des Russes à l’intérieur de leur pays pendant les vacances, lors du déconfinement. Les régions les plus touristiques, comme la Crimée et ses plages, se sont transformées en plaques tournantes du coronavirus. La Carélie, très appréciée pour ses forêts, ses lacs et ses monastères, n’a pas échappé au phénomène.
Malgré des chiffres toujours plus inquiétants, les autorités régionales, tétanisées, hésitent à imposer des restrictions sanitaires fortes et n’osent pas prendre le risque politique d’un reconfinement. Les gouverneurs ont pourtant théoriquement toute autorité pour le faire : dès le mois de mars, le Kremlin leur a délégué cette responsabilité. Mais cette décentralisation a fait long feu. A Petrozavodsk, seules des affichettes recommandant le port du masque à l’entrée des magasins rappellent la pandémie. « A la fin de l’été, raconte Oleg, le gouverneur a tenté d’introduire une mesure qui limitait le nombre de passagers dans les transports en commun, mais sans en augmenter les fréquences, alors que les entreprises étaient restées ouvertes. Résultat, les gens se battaient aux arrêts de bus. Il a fallu renoncer. » Globalement,
regrette-t-il, la population prend encore l’épidémie trop peu au sérieux.
La communication lénifiante du gouvernement russe et ses chiffres notoirement minorés ont favorisé cette légèreté. « Evidemment qu’ils mentent, avec leurs statistiques », affirme Elena, la quarantaine, infirmière à Petrozavodsk. Attablée dans un café du centre-ville, elle estime que les nombres réels de malades et de décès dans la région sont au moins deux fois plus importants que ceux admis par les autorités. « Ils n’affichent jamais plus de trois morts par jour, mais c’est beaucoup plus. L’une de mes amies a succombé du Covid le 19 novembre. Elle n’a été comptabilisée dans les statistiques que le 2 décembre ! »
EnRussie,cettequestionesttrèssensible politiquement, car le pays tient à se donner une image de bon élève de la lutte contre le coronavirus, grâce à son taux de mortalité trois fois moins élevé qu’aux Etats-Unis (49 170mortsofficiellement,au18décembre, et 2,7 millions de cas) et, bientôt, au déploiement de son vaccin Spoutnik V. Devant les caméras,leprésidentrusseVladimirPoutine défend aux gouverneurs locaux « d’enjoliver la réalité », mais, dans les faits, l’omerta sur la réalité dramatique de l’épidémie en Russie est soigneusement entretenue.
Dans ce climat trompeur, les régions ont eu beau avoir des mois pour se préparer à la deuxième vague, trop peu a été fait. Si les équipements de protection ne manquent pas, le nombre de lits de réanimation et les respirateurs artificiels restent en quantités très insuffisantes. A Petrozavodsk, relate Elena, « des collègues
« Il n’y a que 20 respirateurs artificiels. Les gens se battaient pour avoir de l’oxygène »
m’ont raconté avoir assisté à des scènes de bagarre dans l’hôpital des Vétérans. Il n’y a que 20 respirateurs artificiels pour 50 lits en réanimation, et les gens se battaient pour avoir de l’oxygène. » Quant aux tests antigéniques ou PCR, leurs résultats se font parfois attendre plusieurs semaines.
Les effectifs médicaux sont également trop limités. A Kondopoga, une ville de 29 000 habitants à quelques heures de route au nord de Petrozavodsk, l’hôpital ne compte que deux médecins réanimateurs. Mais ces spécialistes sont tombés malades, et les patients en état grave sont maintenant transférés vers l’hôpital des Vétérans, accentuant encore son engorgement.
Si Moscou et Saint-Pétersbourg peuvent s’appuyer sur une infrastructure médicale moderne de qualité, la situation est, en revanche, très différente dans les régions. Celles-ci subissent aujourd’hui les effets des réformes « d’optimisation » du système médical lancées ces dix dernières années. Qualifiées de « fiasco » par Poutine lui même, elles ont mené à la fermeture de la moitié des hôpitaux et à la suppression de dizaines de milliers de postes, à tel point que le dispositif se retrouve dans l’incapacité d’absorber un afflux de patients en période de crise.
Les réformes ont également conduit à la destruction du réseau de dispensaires, hérité de l’époque soviétique, qui quadrillait tout le territoire, avec des feldsher, une profession médicale intermédiaire entre le médecin et l’infirmier. Sans eux, les villages isolés se retrouvent parfois à des centaines de kilomètres du praticien le plus proche. « L’hôpital en Russie ne s’est jamais porté aussi mal depuis la fin des années 1990 », résume Elena. Enfin, les protocoles de prise en charge et de traitement des malades restent très aléatoires. « Quand ma mère a perdu le goût et l’odorat, témoigne Andreï, habitant de Tver, à 150 kilomètres de Moscou, on a appelé l’hôpital, qui a refusé de lui faire passer un test. J’ai dû appeler des amis qui connaissaient son directeur pour finalement en obtenir un, ainsi qu’une radio des poumons. Quand ceux-ci ont indiqué que le résultat était positif, les médecins ont simplement établi un diagnostic de pneumonie en l’antidatant. On a dû se soigner tout seuls, à la maison, sans que personne ne contrôle que nous respections bien la quarantaine. »
Dans les mois qui viennent, les tensions sur le système hospitalier risquent de s’accentuer, loin de Moscou. Sauf si, entre-temps, les autorités russes se décidaient à imposer un nouveau confinement. Après des mois d’atermoiements, le ministre russe de la Santé, Mikhaïl Mourachko, a évoqué le 7 décembre une interdiction de se déplacer entre les différentes régions de Russie. Mais elle est pour l’heure restée lettre morte. Les médecins de Carélie peuvent continuer à s’inquiéter.
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