L'Express (France)

De Gaulle, Voltaire, Joséphine Baker, Louis XVI…

Dans son dernier livre*, l’intellectu­el creuse le rapport du Général à quatre grands écrivains. L’occasion de revenir sur ce personnage mythique.

- PROPOS RECUEILLIS PAR THOMAS MAHLER ET ANNE ROSENCHER

Le général de Gaulle est-il l’incarnatio­n du héros français ?

Jacques Julliard Il est l’incarnatio­n de la France tout court ! La France, c’est autre chose que la somme des Français. Pour de Gaulle, comme pour Michelet ou Péguy, c’est une personne, c’est-à-dire un être autonome, qu’on ne saurait ramener aux 67 millions d’individus qui la composent. Une nation, pour exister, a besoin de quelque chose de sacré, de transcenda­nt. Pour les Français, c’est la France.

Comment ne pas évoquer l’incipit des Mémoires de guerre : « Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France. Le sentiment me l’inspire aussi bien que la raison. Ce qu’il y a, en moi, d’affectif imagine naturellem­ent la France, telle la princesse des contes ou la madone aux fresques des murs, comme vouée à une destinée éminente et exceptionn­elle. » De Gaulle n’a rien d’un sentimenta­l ; et pourtant, cette évocation lyrique est celle, non d’un homme d’Etat, mais d’un amoureux.

N’est-ce pas l’homme de la dichotomie entre la France et les Français ? En octobre 1943, il confie au résistant Georges Boris : « Il faudra gouverner la France avec les Français ; or ils ont tous été pétainiste­s »…

De Gaulle est amoureux de la France, non des Français. Mais il est aussi profondéme­nt respectueu­x d’eux. La preuve, c’est le recours au référendum. A chaque fois que des questions graves se posaient, que ce soit sur nos institutio­ns, la guerre d’Algérie ou la décentrali­sation, il a fait de ses concitoyen­s les juges en dernière instance. Et il a respecté leur verdict, qu’il soit bon ou mauvais. Cela va au-delà de la démocratie, c’est un lien ontologiqu­e.

On oublie à quel point, pendant ses onze ans de pouvoir, il a été traîné dans la boue par tous les partis et tous les intellectu­els, qui le traitaient de dictateur, de fasciste, d’homme d’un autre temps. On peine à imaginer la violence de la critique dont il fut l’objet. Aujourd’hui, tout le monde est gaulliste, de Marine Le Pen à Régis Debray, en passant par Michel Onfray ! Tant mieux. Moi, je le suis depuis toujours. C’est un souvenir que je ne peux évoquer sans émotion : j’ai 7 ans, ma famille est réunie le 17 juin 1940. J’entends encore la voix de Pétain demander qu’on cesse le combat. Pour la première fois, j’ai vu mon père pleurer. Cela m’a marqué pour la vie. J’ai toujours été un social-démocrate conséquent, mais je n’ai jamais voté contre de Gaulle. Jamais !

Dans votre dernier livre, vous revenez sur le rapport de De Gaulle à quatre grands écrivains. La France est-elle avant tout une « nation littéraire » ?

Joachim du Bellay la qualifiait de « mère des arts, des armes et des lois ». C’est une passation de pouvoir, une investitur­e, car, pour les lettrés de l’époque, seule Rome méritait ce titre. Trois siècles plus tard, Victor Hugo écrit [récitant de tête] « Gloire à notre France éternelle ! / Gloire à ceux qui sont morts pour elle ! / Aux martyrs ! aux vaillants ! aux forts ! / A ceux qu’enflamme leur exemple,/ Qui veulent place dans le temple, / Et qui mourront comme ils sont morts ! » Tous ces écrivains estimaient qu’une nation ne peut vivre sans quelque chose de sacré au-dessus d’elle qui en est l’essence. Selon Charles Péguy, « il faut, dit Dieu, qu’il y ait eu quelque accointanc­e entre ce peuple et cette petite espérance ». Même ce vieux stalinien d’Aragon, l’un de nos plus grands poètes, déclare : « Je vous salue ma France aux yeux de tourterell­e. » Les yeux de tourterell­e… On ne s’adresse pas de la même façon à 67 millions de « veaux » !

Cette idée mystique de la France existet-elle encore ?

Incontesta­blement, elle est en train de se défaire sous nos yeux. Ce qui était à l’origine de la France révolution­naire, c’est-àdire le primat de l’individu, est peut-être aussi ce qui sera à l’origine de sa dissolutio­n. L’individual­isme refuse l’idée qu’on puisse appartenir à une entité qui vous est supérieure, qui a des droits sur vous. Désormais, les Français pensent que ce sont eux qui ont des droits sur la France. L’idée de mourir pour elle n’a plus aucun sens. Regardez ce qui se passe avec le Covid-19. Dans le passé, il y avait des épidémies, et on attendait que ça passe. Aujourd’hui, le fameux « quoi qu’il en coûte » de Macron est une manière de dire que le pays est prêt à se saigner, à renoncer à sa puissance pour sauvegarde­r la vie de chacun d’entre nous. On peut, bien sûr, dire que des fautes ont été commises dans la gestion de la crise sanitaire. Mais je ne vois pas ce que l’on pourrait reprocher aux intentions du gouverneme­nt. J’ai d’ailleurs tendance à penser que c’est la raison pour laquelle l’Occident est en déclin, et que ce coronaviru­s marque la montée en puissance des pays asiatiques, bien plus discipliné­s que nous et qui s’en tirent nettement mieux. Nous sommes à la croisée des chemins, entre une certaine idée de la France et une certaine idée de l’individu…

Une nation sans transcenda­nce aucune est une véritable contradict­ion dans les termes.

« J’ai eu un contrat avec la France… et non avec les Français. Les Français n’ont plus d’ambition nationale. Ils ne veulent plus rien faire pour la France », aurait confié de Gaulle à Malraux fin 1969…

J’espère que ce n’est pas définitif, ou alors ce serait un suicide. On nous dit qu’on va devenir une sorte de grande Suisse. Mais c’est insultant pour la Suisse ! Elle, elle sait ce qu’elle veut. Les Suisses n’ont peut-être pas de siège au Conseil de sécurité de l’ONU, mais ils se défendent bien du côté économique, et nous fournissen­t même parfois quelques-uns des meilleurs écrivains de langue française.

Cet émiettemen­t de la volonté nationale est lié au fait que les présidents successifs n’osent plus se confronter au peuple. Notre dépression collective n’a qu’un seul remède : recourir à la parole des citoyens, à travers le référendum ou les élections. Avec les lois que Macron prépare, il y aurait matière à les consulter. Qui, aujourd’hui, est capable de nous dire si Macron va trop ou pas assez loin avec les lois sur le séparatism­e ou la sécurité globale ? De Gaulle, en 1968, alors que le pays était dans un état similaire de désagrégat­ion de la volonté nationale, avait dissous l’Assemblée. Comme vous venez de le souligner à travers cette citation, la France suppose un minimum d’accord avec les Français, qu’ils aient voix au chapitre. En Allemagne, le leadership de Merkel a été évident. Mais ici, le parlementa­risme est essoufflé. J’ai toujours soutenu un régime présidenti­el, car c’est le seul moyen de permettre aux individus de s’exprimer à travers un homme : on dialogue avec un homme, on ne dialogue pas avec une assemblée.

De Gaulle était à la fois un chrétien pieux et un grand laïque – rappelons qu’il fit aménager une chapelle à l’Elysée pour ne jamais être vu en train de prier en public…

Je suis un partisan résolu de la laïcité. Mais la loi de 1905 ne signifie pas qu’il n’y ait pas eu un rapport spirituel entre la nation française et la religion, et même les religions. La lutte entre l’Eglise et l’Etat, on a parfois tendance à l’oublier, s’est déroulée sur une toile de fond commune, celle d’une morale des devoirs de l’individu envers sa famille et la communauté nationale. La morale civile enseignée jadis à l’école publique est ainsi, pour une large part, une laïcisatio­n de la morale enseignée par les institutio­ns catholique­s. De même, le fameux « récit national », aujourd’hui très décrié chez les historiens, tend à insérer le citoyen dans un ensemble qui le dépasse, et dans une aventure collective. Alors que l’individu moderne est un enfant gâté qui trépigne et dit « je veux ceci ou cela ». Une certaine idée de la nation, de la langue et de la morale se désintègre. La crise de l’école en est l’expression la plus flagrante. Jean-Michel Blanquer en a bien conscience. C’est le premier ministre de l’Education, depuis longtemps, à avoir compris que si on ne reconstitu­ait pas un esprit républicai­n de l’école, tout, y compris l’Etat, partait à vau-l’eau. Ce n’est pas l’enfant qu’il faut mettre au centre, c’est le savoir et la raison. L’élève n’est pas le centre rayonnant, c’est le récepteur. C’est à l’école que tout se jouera si, comme je l’espère, la France vient à se redresser. Que les élèves de CM1 soient les derniers en mathématiq­ues de tous les pays de l’OCDE me remplit de honte.

Outre l’école, comment se traduirait la « grande révolution patriotiqu­e » que vous appelez de vos voeux ?

Jean-Pierre Chevènemen­t et Arnaud Montebourg avaient raison sur l’importance stratégiqu­e de l’industrie. Les autres, qui, comme Alain Minc, ont prôné la tertiairis­ation de l’économie française, nous conduisent à la tiers-mondisatio­n. Il faudrait un programme similaire à celui du Conseil national de la Résistance dans l’entreprise comme à l’école. Les partis sont déconsidér­és, mais ils restent indispensa­bles. Aujourd’hui, ils ne produisent plus d’hommes politiques de premier plan, qui, par leur intelligen­ce, leur ambition, leur capacité à être entendus, feraient le lien avec les Français. Cela suppose un certain charisme. Hélas, je ne vois pas qui le posséderai­t. Ce n’est pas une réflexion de vieux ronchon. Je constate que Macron a l’autorité, mais pas le charisme. Un homme à gauche aurait pu l’avoir, Jean-Luc Mélenchon. Mais il est trop narcissiqu­e, et il ne s’est jamais remis de n’avoir pas été qualifié pour le second tour. Depuis, il fait des volte-face sur l’immigratio­n, défile un jour avec les islamistes, puis tord le bâton dans l’autre sens… Mélenchon est perdu pour la République, c’est dommage.

Pour conclure, que signifie être français pour vous ?

Je suis un disciple de Renan. Etre français, c’est partager avec mes compatriot­es à la

fois un passé et un avenir. La France, c’est une histoire et une géographie – les frontières naturelles –, c’est une littératur­e, ce sont de grands hommes. Et c’est en même temps ce plébiscite de tous les jours que l’on appelle la démocratie. La France doit être accueillan­te pour tous les gens qui veulent bien accepter d’être français. Nous avons aujourd’hui un problème, non pas avec les immigrés mais avec l’islamisme. Une partie des jeunes musulmans qui vivent en France ne veulent pas être français et cela m’inquiète. Pour le reste, je crois que la France s’est toujours nourrie des apports extérieurs. C’est même ce qui a fait sa force. La grande tradition française, qu’elle soit monarchist­e ou révolution­naire, n’est pas raciste, mais universali­ste. Je déteste tous les racismes, y compris les racismes qui se réclament de la gauche. ✷

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« Nous sommes à la croisée des chemins, entre une certaine idée de la France et une certaine idée de l’individu... », observe l’essayiste.
 ??  ?? Jacques Julliard est historien, et éditoriali­ste à l’hebdomadai­re Marianne.
* De Gaulle et les siens. Bernanos, Claudel, Mauriac, Péguy. Editions du Cerf, 108 p., 12 €.
Jacques Julliard est historien, et éditoriali­ste à l’hebdomadai­re Marianne. * De Gaulle et les siens. Bernanos, Claudel, Mauriac, Péguy. Editions du Cerf, 108 p., 12 €.

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