« Le jour où je suis devenu français »
Sahana, Filippo ou Achille ont obtenu leur naturalisation, parfois au prix d’un renoncement. Ils racontent cette « transformation identitaire ».
C’est un courrier type écrit dans le style neutre de l’administration. Mais il suffit d’une phrase pour faire d’une lettre bien plus qu’une simple feuille de papier. « J’ai le plaisir de vous faire savoir que vous êtes française depuis le 10/06/2011. » Sahana, native de Bangalore, au sud de l’Inde, a conservé précieusement ce document. Parce qu’il signe l’accès à une nouvelle communauté nationale, mais aussi parce qu’il représente l’aboutissement de sa longue relation avec la France, nouée à l’université indienne avec la découverte de la langue et consolidée des années plus tard par un MBA obtenu à HEC, la prestigieuse école de commerce.
Plus qu’un nouveau passeport, cette autre identité symbolise à ses yeux une « sensation de liberté qui s’apprend », très loin de l’éducation qu’elle a reçue, et une autre manière de penser et de vivre, plus indépendante, plus individualiste aussi parfois. C’est surtout le résultat d’une décision très personnelle. Son mari, le père de ses deux filles, lui aussi né en Inde, ne l’a pas suivie dans sa demande.
En 2019, 112 626 personnes sont devenues françaises, que ce soit par décret ou par déclaration – mariage, ascendants et fratries. Qu’est-ce que signifie, au fond, devenir citoyen de ce pays dans lequel on n’est pas né, mais que l’on a choisi pour y construire sa vie ? A-t-on besoin d’acquérir la nationalité pour se sentir français ? « La naturalisation a vraiment un impact. Quand elle a lieu, elle émeut les gens, les bouleverse même. C’est une transformation identitaire », analyse l’historien Patrick Weil, spécialiste des questions d’immigration et de citoyenneté.
L’Express a recueilli les témoignages d’une dizaine de naturalisés originaires des quatre coins du monde. Un jour, ces hommes et ces femmes ont rempli un épais dossier, accumulé documents officiels et preuves de vie. Puis ils ont attendu. Longtemps. Obtenir la nationalité est un cheminement administratif fastidieux. « C’était presque devenu culpabilisant de ne pas l’avoir. Je le vivais comme mon devoir », confie Kasim, franco-turc. Il a fallu vingt ans et deux refus pour que son dossier aboutisse, et qu’il éprouve enfin cette « reconnaissance réciproque ». Jusqu’alors, les justificatifs de moins de trois mois à demander à son pays de naissance arrivaient par voie postale et hors délai.
« On a aussi vu ce que c’était d’être français en étant confronté à la bureaucratie », sourit Filippo, cadre dirigeant italien de 48 ans. Lui a patienté deux ans. « On nous faisait bien comprendre qu’en tant qu’Européens nous n’étions pas prioritaires », se rappelle ce père de trois enfants. Pourquoi sauter le pas quand on possède déjà le passeport d’un autre Etat de l’Union européenne ? Filippo a décidé d’épouser la France, d’y poser ses valises sur le long terme, pas seulement quelques années, tel un « expatrié » : « On s’investit humainement et économiquement dans notre vie ici, ça aurait été inacceptable pour moi de ne pas devenir français. Je me serais senti comme un exilé. Les choses changent vite. Mieux vaut faire les démarches au bon moment. »
Le bon moment, Carla, éditrice britannique de 37 ans, ne le connaît que trop bien. En 2016, huit ans après son installation en région parisienne, le Royaume-Uni dit oui au Brexit. Une claque et un déclic. « J’ai été extrêmement déçue et affectée, explique-t-elle. Et ça m’a beaucoup fait réfléchir à ma vie en France. » Recevoir le
passeport estampillé « République française » a marqué l’« officialisation de sa relation » avec le pays de Molière. Mais pas seulement. « Ce jour-là, je suis redevenue européenne, se rappelle-t-elle. C’était une vraie émotion. » Bénéficier du droit de vote à toutes les élections revient régulièrement dans la bouche des naturalisés que nous avons pu rencontrer. Lisette, Québécoise à la retraite, se souvient de cette chose « fondamentale » qui lui manquait et de cette envie très forte de participer à la vie citoyenne. « Je viens du Québec, ce qui signifie que la France a toujours été en moi, raconte-t-elle. Pour autant, je me sens plus québécoise que française, c’est dans mon ADN. »
La conciliation entre les deux identités ne répond à aucune règle. Le dosage est personnel, chacun compose à sa manière. « Je fais cohabiter les deux cultures. Je suis fière d’être tunisienne et contente d’être française », résume Inès, quarantenaire travaillant dans le luxe. Elle sort son passeport vert en atterrissant à Tunis, le marron en rentrant à Paris. Selon les dernières données d’Eurostat, un tiers des ressortissants étrangers naturalisés sur le territoire national sont originaires du Maroc, de l’Algérie et de la Tunisie. Pour les non-Européens, l’accès à la nationalité permet d’une certaine façon de se faciliter la vie et de travailler, de sortir des demandes régulières de cartes de séjour. Inès a été marquée par les « années Sarko » et cette phrase qui résonne encore douloureusement : « La France, tu l’aimes ou tu la quittes ! » « C’est comme si on te demandait en permanence de justifier les raisons de ta présence, regrette-t-elle. Alors que quand il s’agit de prendre ton argent pour les impôts, pas besoin d’avoir la carte d’identité. »
Le sentiment d’appartenance à la nation ne naît pas forcément dans la salle d’une préfecture ou d’une sous-préfecture, en recevant un « livret d’accueil dans la nationalité » lors d’une cérémonie officielle. Il peut être bien plus ancien, profondément ancré. Cecilia s’est « toujours sentie française ». Il faut dire que la majorité des cinquante-quatre années de vie de cette gardienne d’immeuble s’est construite à Paris. Ses parents ont posé leurs bagages dans le 9e arrondissement il y a un demi-siècle, fuyant la dictature de Salazar au Portugal. « Pourquoi maintenant ? » lui a demandé sa mère quand elle s’est enfin décidée en 2011. La quinquagénaire est l’exception familiale : ni son frère ni sa soeur n’ont effectué la démarche. Pas plus que son mari. « Je ne l’ai pas fait par intérêt, mais parce que ça me tenait à coeur », justifie-t-elle. Un mot revient en boucle dans sa bouche : « fierté ». « Ecrivez-le bien », lance-t-elle.
C’est la même expression qu’emploie Antonio pour décrire ce qu’il ressent dès qu’il aperçoit un drapeau tricolore flotter à l’étranger. « Il n’y a qu’au Chili que je me sens chilien, partout ailleurs je me sens français. Le prisme avec lequel je regarde le monde, c’est absolument celui de la France », assure-t-il. Il fait partie, lui aussi, d’une vague d’immigration politique arrivée après le coup d’Etat de Pinochet. Son père était un collaborateur du président renversé, Salvador Allende. Cet architecte a eu besoin d’une bonne dizaine d’années pour se décider à devenir un citoyen français « à part entière ». Après une certaine
« résistance », mêlée à une peur que cela signifie « épouser quelque chose, divorcer d’une autre ».
Parfois, la naturalisation ne peut se faire sans un renoncement. Un certain nombre d’Etats n’acceptent pas les doubles nationalités. L’Inde de Sahana, par exemple. Ou le Cameroun d’Achille. Au début des années 2000, ce technicien de maintenance informatique a dû faire un choix. Au bout d’une dizaine d’années dans l’Hexagone, la décision s’est imposée à lui. D’autant que deux embauches dans des grosses entreprises publiques s’étaient heurtées à sa carte de résident de dix ans. « Bien sûr, ça aurait été mieux d’avoir les deux », reconnaît-il. Mais découvrir le courrier favorable de l’administration dans sa boîte aux lettres, c’était comme « recevoir un grand diplôme » après un long « combat », glisse-t-il dans un sourire. Il ne le sait pas, mais c’est avec le même mot que le président Macron a conclu une cérémonie de naturalisation singulière, le 4 septembre dernier, au Panthéon. Lorsque la France et son modèle laïc, sur fond de republication des caricatures du prophète Mahomet, était critiquée et attaquée. Un terme loin d’avoir été choisi au hasard pour résumer ce qu’est être français aujourd’hui.