Galeries Lafayette : le lent retour à la normale
Fermé pendant près de cent jours, coupé de sa clientèle internationale, le groupe familial a sévèrement tangué en 2020. Mais il affiche de solides atouts pour rebondir.
Abstraction faite des masques qui couvrent les visages, on pourrait presque se croire revenu dans le « monde d’avant ». En ce mercredi ensoleillé de la mi-décembre, une foule nombreuse, électrisée par les célèbres vitrines de Noël des Galeries Lafayette, boulevard Haussmann, à Paris, tente tant bien que mal de respecter la distanciation physique. Orchestrées cette année par l’illustrateur belge Tom Schamp, les 11 vitrines s’inspirent de l’exploit de l’aviateur Jules Védrines, qui, le 19 janvier 1919, avait réussi à poser son Caudron G.3 sur le toit du bâtiment, remportant ainsi la prime promise de 25 000 francs. A l’intérieur de ce temple de la mode, si la foule se fait plus éparse, le gigantesque sapin de 25 mètres de hauteur suspendu à la coupole Art déco vient lui aussi rappeler que la vie reprend peu à peu.
Une vraie respiration pour les clients, pour les salariés, et plus encore pour les finances d’un groupe dangereusement ébranlé par la pandémie. Jugées « non essentielles », la quasi-totalité des 290 boutiques de la galaxie Lafayette (BHV Marais, Royal Quartz Paris, Mauboussin, Louis Pion et Eataly Paris Marais) ont dû fermer pendant près de cent jours sur l’année 2020. Un coup dur auquel il faut ajouter la fermeture des frontières, faisant s’évaporer une clientèle de touristes, notamment asiatiques, qui, selon les spécialistes, pèserait au moins 40 % du chiffre d’affaires du navire amiral du boulevard Haussmann. Un mastodonte de 70 000 mètres carrés de surface commerciale, où s’activent 4 500 employés, et qui procure à lui seul la moitié des revenus du groupe familial. « Avant la pandémie, nous avions de 80 à 100 cars de touristes asiatiques qui débarquaient chaque jour », raconte une vendeuse un peu désoeuvrée sur son stand. Bilan de l’effet ciseau : « Un manque à gagner estimé à 1,7 milliard d’euros, soit 50 % du chiffre d’affaires annuel », détaille Alexandre Liot, directeur général du magasin Haussmann. Du jamais-vu dans l’histoire d’un groupe né en 1894, qui terminait sur une année faste en 2019, avec l’ouverture record de six nouvelles adresses – Champs-Elysées, Beaugrenelle et Eataly
Paris Marais, en France ; Shanghai, Luxembourg et Doha (Qatar), à l’international.
Pour contenir l’hémorragie de cash, un programme d’économies a été mené. Outre le chômage partiel pour la quasi-totalité des collaborateurs pendant les deux confinements, et l’obtention d’un prêt garanti par l’Etat de 300 millions d’euros, la direction a passé tous les postes de dépenses à la paille de fer. « Sur le magasin d’Haussmann, nous avons notamment différé à 2022, voire plus tard, des aménagements prévus cette année, explique Alexandre Liot. Mon nouveau mantra, c’est : “maitriser les coûts, optimiser les investissements” » Le patron du joyau du groupe familial a, par ailleurs, signé au début d’octobre un accord avec les partenaires sociaux : chaque salarié sera en chômage partiel à hauteur de 25 % de son temps de travail jusqu’en mars. Un dispositif pouvant être reconduit jusqu’en août si nécessaire. L’idée : adapter la voilure à un trafic qui n’est encore qu’à 40 % de son niveau habituel. Le siège prévoit également un plan de départ volontaire pour supprimer 185 postes. « Si les clients ne reviennent pas vite, nous craignons des suppressions de postes bien plus massives », s’inquiète Marc Correas, élu FO au CSE des Galeries Lafayette du boulevard Haussmann.
Les perspectives ? « Selon un scénario optimiste, nous envisageons un retour des touristes européens, voire également américains, sur le dernier trimestre 2021. Nous n’anticipons pas de retour à une situation “normale” avant l’été 2022 », précise Alexandre Liot. Fermé depuis le premier confinement, le Shopping & Welcome Center, sorte de Duty free géant, qui accueillait sur 4 000 mètres carrés une clientèle presque exclusivement chinoise, avec des vendeurs maîtrisant la langue et une signalétique en mandarin, ne semble pas près de rouvrir ses portes. « Nous sommes confiants quant à sa réouverture, mais il est objectivement impossible aujourd’hui de savoir quand », avoue le directeur.
Une incertitude autour de la manne touristique qui va obliger l’enseigne à repenser son offre et sa stratégie marketing. « Tant que le trafic aérien n’aura pas retrouvé son activité normale, les grands magasins vont devoir se reconnecter à leur clientèle locale, après avoir été peut-être un peu trop loin dans la conquête de la clientèle internationale », relève Audray Depraeter-Montacel, directrice luxe et beauté chez Accenture. De fait, le directeur
général du groupe Galeries Lafayette, Nicolas Houzé, a déjà annoncé que le site des Champs-Elysées, ouvert au printemps 2019, allait retravailler son offre et son image pour viser la clientèle française.
Les dirigeants de l’entreprise se veulent néanmoins optimistes, révélant l’agilité dont a su faire preuve la vieille dame face à
La totalité du capital étant familial, le groupe n’est pas soumis à la pression boursière
cette crise sans précédent. Un exemple ? La mise en place, presque en partant de zéro, d’un service de « click and collect » qui a permis de sauver de 10 % à 15 % du chiffre d’affaires lors du deuxième confinement. Le groupe affirme également avoir gagné trois ans en termes de développement sur le e-commerce. « Nous avons signé un partenariat avec une soixantaine de marques de luxe, qui sont proposées sur le site galerieslafayette.com, apportant un niveau de service très élevé », se félicite AlixFleur Roure, directrice de la transformation et du développement digital du magasin Haussmann. Cette accélération aurait permis aux ventes en ligne de passer de 4 % à 7 % du chiffre d’affaires. Reste que ce chiffre reste très en dessous de la moyenne du secteur de la mode, qui tourne autour des 15 %. L’explication d’un tel retard ? « La plupart des grands magasins français sont allés sur Internet en traînant les pieds, avec la crainte que cela cannibalise leurs ventes en boutiques, sur lesquelles ils ont des frais fixes très élevés », explique Joëlle De Montgolfier, directrice du pôle grande consommation, distribution et luxe chez Bain & Company.
Autre source d’optimisme pour l’enseigne : l’international, qui laisse entrevoir un joli potentiel de croissance. Seule une petite dizaine de points de vente portent aujourd’hui les couleurs des Galeries Lafayette en dehors des frontières hexagonales (Luxembourg, Dubaï, Beyrouth, Pékin, Shanghai…). « Nous réalisons près de 10 % de notre chiffre d’affaires à l’étranger, mais nous allons nettement accélérer pour atteindre les 25 % d’ici à 2025 », assure Philippe Pedone, directeur du développement international du groupe. La Chine sera le principal moteur de cette croissance. Premier pays touché par la pandémie, l’empire du Milieu a déjà repris son impressionnante marche en avant. Les Galeries Lafayette viennent ainsi d’annoncer la signature d’un bail pour un troisième lieu de vente à Guiyang, la capitale de la province du Guizhou, dans le sud-ouest du pays. « C’est une “petite” ville de 5 millions d’habitants en plein boom, car le gouvernement en a fait la ville des télécoms et de la data », se félicite Philippe Pedone. L’inauguration aura lieu au printemps 2022. « Et nous sommes déjà en discussions avancées dans d’autres villes », poursuit le patron de l’international, qui ne cache pas être très intéressé par l’île de Hainan, dans le sud du pays, dont le président Xi Jinping veut faire un nouveau Hongkong dans les toutes prochaines années.
Si, face à la déferlante, les dirigeants du groupe affichent une relative quiétude, c’est qu’ils ont la chance de ne pas être soumis aux pressions et au court-termisme boursier. La totalité du capital est encore aux mains des familles fondatrices, et c’est la branche Houzé qui en occupe aujourd’hui tous les postes clefs : Philippe, le patriarche, à la présidence ; son fils aîné Nicolas, à la direction générale ; son cadet, Guillaume, chargé de la communication. Une histoire de famille qui s’est nouée dans les horreurs du camp de concentration de Buchenwald, où Max Heilbronn, marié à l’une des deux filles du fondateur, a été déporté en raison de ses origines juives et actes de résistance. Il y rencontre Etienne Moulin, de dix ans son cadet. « Entre ces deux hommes, une amitié inébranlable s’est forgée dans la souffrance et l’admiration réciproque, raconte Denys Brunel, auteur du livre Le Crépuscule des héritiers (Nouveau Monde). Comme dans les contes, Etienne épousera la fille de Max, et les deux hommes dirigeront le groupe en tandem. » Depuis, et malgré de fortes tensions entre les différentes branches, la famille a toujours été aux manettes et sait pouvoir compter sur un solide trésor de guerre en cas d’absolue nécessité. Elle détient en effet 9,5 % du capital du géant de la distribution Carrefour, une participation qui vaut aujourd’hui plus de 1,3 milliard d’euros. De quoi envisager l’avenir avec sérénité et ambitions.