La sainteté était trop parfaite
La canonisation d’une grande figure mystique du xxe siècle était en bonne voie. Un éminent théologien, mué en détective opiniâtre, vient de la faire vaciller.
C’est une petite ferme de la Drôme, sur un plateau battu par les vents. Une terre ingrate, un village d’un millier d’âmes en contrebas, où débarqua un matin un visiteur inattendu : le père Conrad De Meester, théologien renommé, le cheveu en brosse, la cinquantaine joviale. Que venait faire le carme déchaux si loin de sa Flandre natale ? Enquêter sur une paysanne défunte, qui, aveugle et paralysée, vécut recluse dans une chambre « noire, profonde et mystérieuse », comme la décrivit l’académicien Jean Guitton, l’un de ses auditeurs assidus. Marthe Robin (1902-1981), dont le charisme irradia le xxe siècle catholique, ne se nourrissait que d’hosties et revivait tous les vendredis la Passion du Christ dans sa chair. Pour sa cause de béatification, le père De Meester s’était vu confier par l’évêque de Valence une brève expertise, une formalité tout au plus : trois cartons d’écrits de la mystique, dictés à partir de 1929 du fait de son état. Mais dès leur première rencontre, l’évêque avait glissé à l’oreille du carme : « Il y a une petite difficulté… »
Dans le récit des Passions de Marthe se trouvaient des passages empruntés sans guillemets à Anne-Catherine Emmerich, une stigmatisée allemande du siècle précédent. Dieu se répéterait-il ? La grande culture du père De Meester révéla l’ampleur du plagiat : près de 30 auteurs copieusement pillés. Ce corps impotent, officiellement condamné au lit et à la nuit, était une anthologie vivante de la mystique. Le procédé n’était pas fortuit, Marthe adaptant les emprunts à sa situation pour ne pas éveiller les soupçons. Plus grave encore, les paroles chipées, et resservies à des proches subjugués, étaient supposées les éclairer sur son intimité avec le Seigneur – une intimité bien embouteillée : une note à son directeur est ainsi tricotée de 23 extraits puisés chez Marie-Antoinette de Geuser (1889-1918). « Car il n’y a rien en mon âme que je ne veuille vous dévoiler », écrit-elle au père Faure… avec les mots de l’autre. Vraiment rien,
Marthe ? Pour De Meester, la stigmatisée aurait aussi inventé au moins cinq graphies utilisées pour faire croire à de mystérieux secrétaires à son chevet
– graphies ayant bizarrement en commun les mêmes fautes et tics d’écriture. Fichues demoiselles qui omettent toutes le point sur le j.
En 1989, le prêtre flamand rend son rapport, aussi volumineux que cinglant, resté sans réponse et surtout sans effet : non seulement la cause ne fut pas freinée, mais Marthe fut proclamée vénérable en 2014. Le Vatican crut à tort que l’on pouvait endormir les scrupules d’un fils du Carmel, spécialiste des saintes – les vraies, même un peu toquées. A la fin de septembre, la rumeur enfla : l’hebdomadaire Famille chrétienne et le site martherobin.com mettaient en garde contre un livre à paraître que les gardiens des reliques n’avaient pourtant pas lu – exclusivité réservée à La Croix et à Paris Match, qui levèrent le voile au début d’octobre sur le brûlot post-mortem d’un religieux plus habitué au surnaturel qu’au sensationnel : La Fraude mystique de Marthe Robin.
Du rapport de 1989 à sa mort, en 2019, le père De Meester avait poursuivi son enquête, retournant dans la petite ferme de la Drôme, interrogeant des proches et exhumant des documents inédits. Son décès l’empêcha de mettre la dernière main aux conclusions de trois décennies d’investigation dignes d’un roman policier, comme en témoignent les titres de chapitre : « La secrétaire introuvable », « Les chaussons », « Et les deux coupeongles ? » A chaque page, on sent le vieux religieux tour à tour révulsé par ses découvertes et amusé d’avoir dû ainsi, à la fin d’une vie consacrée à la prière et à l’érudition, marcher dans les pas du père Brown, le détective créé par Chesterton, avec lequel il partageait une fine connaissance de l’âme humaine. Car il en faut dans le cas de Marthe, l’Académie n’étant ici d’aucune aide : l’unique expertise médicale, conduite en 1942, ne fut jamais menée à son terme, et le corps ne fut pas autopsié.
Souffrante, oui ; aveugle et paralysée, non. Marthe a leurré son monde avec une force et une intelligence hors du commun. « Il faut reconnaître qu’il y a du génie en Marthe », glisse le carme qui ne peut s’empêcher de voir dans cette supercherie la revanche d’une paysanne fragile en manque de reconnaissance et d’affection. Et si la seule tristesse est de ne pas être une sainte, Marthe était peut-être seulement une femme malheureuse – Mouchette des coteaux, rêvant du Ciel. Sa vie s’est terminée deux chaussons blancs aux pieds. Où allait donc la grabataire en pleine nuit pour que l’on trouvât son corps gisant hors du lit ? L’une des servantes de la maison avoua au père De Meester avoir vu, le soir tombé, une forme se glisser au ras du sol à toute vitesse de la cuisine à la chambre obscure. La forme se poussait sur les fesses – certainement le démon qui s’était fait un petit en-cas avant d’aller embêter la sainte. « L’être le plus extraordinaire, le plus déconcertant de notre époque », écrivait Jean Guitton. Extraordinaire, Marthe l’est moins ; déconcertante, elle l’est plus que jamais.
Souffrante, oui; aveugle et paralysée, non. Marthe a leurré son monde avec une force et une intelligence hors du commun
LA FRAUDE MYSTIQUE DE MARTHE ROBIN PAR CONRAD DE MEESTER. ÉD. DU CERF, 420 P., 22 €.