Réactivons nos coutumes !, par Abnousse Shalmani
Pour éradiquer l’islamisme, la France doit ouvrir ses portes aux intellectuels musulmans réprimés dans leurs pays.
En février 2007, durant le procès de Charlie Hebdo suite à la publication des caricatures de Mahomet, Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, apporte, dans une lettre reprenant ses propos tenus un an plus tôt, son soutien à l’hebdo satirique, plaidant pour « une vieille tradition française », celle de « la satire, de la dérision et de l’insubordination ». Cela provoque le courroux et l’incompréhension de la Grande Mosquée de Paris et de l’Union des organisations islamiques de France, piliers du Conseil français du culte musulman (CFCM), créé, en 2003, par le même Nicolas Sarkozy dans le but d’organiser l’islam de France. Treize ans plus tard, le CFCM n’a rien organisé, et est devenu un organe d’indignation opportuniste manifestant contre le fantasme de l’islamophobie dans le pays.
Les beaux discours n’ont rien donné
En décembre 2020, Chems-Eddine Hafiz, récent recteur de la Grande Mosquée de Paris, jette l’éponge devant une énième tentative d’organiser l’islam de France, face aux islamistes, naturellement antirépublicains. On ne le dira jamais assez : si l’islam – tout comme le catholicisme, le protestantisme et le judaïsme – est soluble dans la République, l’islamisme ne l’est pas. Alors que faire ? Les beaux discours, la main sur le coeur et la République en bandoulière, n’ont donné aucun résultat. Pour une bonne raison : la méconnaissance du monde arabo-musulman, de son histoire, de ses avancées et de ses échecs. Il est fascinant de constater qu’il suffit de réactiver, au même moment, deux traditions – une islamique et une française – pour, d’un côté, voir s’amorcer un mouvement de sécularisation et, de l’autre, redevenir le centre culturel du monde.
Un désastre culturel majeur
Tout commence entre le xie et le xiiie siècle, lorsque se forge une théorie qui précipite la fin de l’empire arabo-musulman et prépare le terrain à sa dislocation : l’effacement de l’ijtihad – l’effort intellectuel que le théologien fournit pour interpréter les textes sacrés. Comme il est écrit dans la préface de L’Orientalisme, ouvrage d’Edward Saïd (1978) : « La disparition de l’ijtihad, ou d’interprétation personnelle, a été un des désastres culturels majeurs de notre époque, qui a entraîné la dislocation de toute pensée critique et de toute confrontation individuelle avec les questions posées par le monde contemporain. » En résumé, le monde arabo-musulman, alors au sommet du savoir et de la technologie, est pris d’une peur panique devant l’infini du progrès. Il craint de perdre sa singularité, alors il décide bêtement d’arrêter de penser, d’interroger les textes, de poursuivre le travail – d’une fabuleuse richesse –, des quatre écoles juridiques concurrentes. Depuis, il n’a fait que s’enfoncer dans l’anachronisme, l’immobilisme et la peur. La solution ? Reprendre l’ijtihad, retrouver la tradition de l’étude, renouer avec le dynamisme intellectuel du monde arabo-musulman, valoriser les penseurs libéraux qui détiennent la clef de la modernisation – seul et unique moyen de combattre l’islamisme. Pendant ce temps-là, la France, pays singulier s’il en est, s’est fait le refuge des libres-penseurs de tout poil et toutes couleurs ; Paris, l’aimant à artistes persécutés, à penseurs censurés, à humanistes emprisonnés. Les indépendances se sont réfléchies en France, les révolutionnaires du monde se sont nourris aux mamelles de la République. C’est à Paris que Lénine, Trotski et Alexandra Kollontaï se sont retrouvés en exil, à Paris que les époux Lafargue se sont donné la mort, à Paris que Sadegh Hedayat, le grand romancier surréaliste iranien, a fait ses études et organisé son suicide. Comme pour rappeler que Paris est la capitale de toutes les littératures, il est enterré au Père-Lachaise, non loin de Marcel Proust.
La force du savoir
La solution ? Marier ces deux coutumes ! Les réactiver à la force du savoir ! Car, si la France est – heureusement – un pays laïque, le concordat est en cours en Alsace. Pourquoi, alors, ne pas en profiter pour y créer une université internationale des études islamiques ? Pourquoi ne pas ouvrir un lieu d’enseignement et d’avenir, qui bénéficierait de la vivacité des études judéochrétiennes présentes ? Pourquoi ne pas appeler les intellectuels, théologiens et religieux musulmans persécutés et interdits de parole, d’écrits et d’innovations dans leurs pays d’origine, à venir penser en toute liberté en France ? Pourquoi ne pas redevenir le plus beau refuge des libertés entravées ailleurs ? Nous y gagnerons une grandeur écornée par notre désamour et renouerons avec une promesse : celle d’être le phare éclairé du monde.
Abnousse Shalmani, engagée contre l’obsession identitaire, est écrivain et journaliste.