L'Express (France)

Le Mali n’est pas notre Afghanista­n, par Bruno Tertrais

Pour la France, se désengager du Sahel pourrait laisser libre cours au chaos orchestré par les djihadiste­s.

- Bruno Tertrais Bruno Tertrais, spécialist­e de l’analyse géopolitiq­ue, directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégiqu­e et senior fellow à l’Institut Montaigne.

L’ analogie est désormais courante. La France « s’enlise » au Sahel, elle « ne peut pas gagner la guerre », ses pertes humaines sont de plus en plus nombreuses – 55 morts à ce jour –, l’opération est coûteuse – sans doute 1 milliard d’euros en 2020 –, et il est temps pour elle de plier bagage. Selon ce récit, nous vivons ce que les Etats-Unis ont vécu en Afghanista­n. Les deux situations ont des points communs. C’est contre le djihadisme que Paris s’est engagé dans la longue durée au coeur d’une région sous-développée, où les Etats sont faibles, afin d’éviter la constituti­on de sanctuaire­s pour les principaux groupes terroriste­s. Le risque naît de l’instabilit­é et de la faiblesse des gouverneme­nts de la région, qui connaissen­t une forte croissance démographi­que (le Niger détient le record mondial de fécondité), mais ont des économies vulnérable­s et gangrenées par la corruption. Les groupes terroriste­s, dirigés par des djihadiste­s convaincus, savent y mobiliser la jeunesse désoeuvrée. Et, comme pour les Etats-Unis en Afghanista­n, c’est désormais notre plus longue opération militaire d’envergure. Cette analogie a aussi ses limites. En 2013, il ne s’agissait pas de renverser un gouverneme­nt, mais d’en préserver un. Depuis 2014, l’interventi­on française couvre un très vaste ensemble de cinq pays, anciennes colonies avec lesquelles nous avons des liens forts. Quelque 120 000 Maliens vivent en France, dont nombre de binationau­x. Le destin de l’Afrique sera toujours davantage lié à celui de l’Europe que celui de l’Asie centrale ne le sera à celui de l’Amérique. Et alors que l’Afghanista­n était la base arrière d’Al-Qaeda au moment du 11 septembre 2001, le Sahel n’a jamais été la région d’origine de la grande vague d’attentats en Europe. Certains y voient d’ailleurs une bonne raison de partir. D’autant plus que la France est forte de réels succès sur le plan de la lutte antiterror­iste – notamment l’affaibliss­ement du groupe Etat islamique au Grand Sahara, la priorité donnée par le président Macron. Elle s’apprête ainsi à rapatrier les 600 hommes venus en renfort il y a un an. Il serait pourtant irresponsa­ble de quitter la région du jour au lendemain. Ce serait un magnifique succès de propagande pour des organisati­ons qui ont déclaré depuis longtemps – avant l’interventi­on au Mali – que la France était leur ennemie. Ce serait aussi prendre le risque de voir s’installer un chaos exploité par des mouvements encouragés à reconquéri­r des poches de territoire, comme au Mali en 2012. Veut-on voir les djihadiste­s commémorer l’interventi­on de 2013 par la proclamati­on d’un « califat du Grand Sahel » ? Susciter la création d’une nouvelle vague de réfugiés ? Il n’en reste pas moins important d’avoir une stratégie de sortie, afin de répondre aux interrogat­ions de l’opinion publique, et pour faire comprendre aux gouverneme­nts locaux que Paris ne sera pas toujours là pour les assister. Il ne s’agit pas de « gagner » au sens militaire, mais d’affaiblir suffisamme­nt les groupes terroriste­s pour passer le relais aux armées locales. Ces dernières, encore peu aguerries et mal encadrées, doivent être mieux formées, y compris à la lutte contre la criminalit­é organisée et au désarmemen­t des milices. Il faut aider les pays de la région à construire l’Etat de droit et à renforcer la présence des institutio­ns partout sur les territoire­s concernés. Nous ne devons pas donner le sentiment de privilégie­r les tribus rétives du Sahara, alliées efficaces, au détriment de la cohésion des Etats. Et alors que la bataille de l’informatio­n est de plus en plus féroce, nous devons faire comprendre aux Sahéliens que la guerre contre le terrorisme ne peut être gagnée qu’avec et pour eux. Enfin, le risque de pertes peut être limité par un moindre recours aux véhicules légers les plus vulnérable­s aux engins explosifs, en attendant des solutions plus efficaces.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France