Au pays des distributeurs automatiques de pizzas
Dans tout l’Hexagone, ces installations ouvertes vingt-quatre heures sur vingt-quatre poussent comme des champignons. Qui séduisentelles ? Et que traduit leur succès ? Enquête.
Nous sommes dans une société où les pizzas arrivent plus vite que la police », ricanait Claude Chabrol. Le réalisateur du Boucher ne croyait pas si bien dire : trois minutes suffisent désormais pour qu’un distributeur délivre une pizza chaude. Trente secondes pour une froide. Sur tout le territoire, les distributeurs automatiques ouverts vingt-quatre heures sur vingt-quatre poussent comme des champignons. Ce n’est d’ailleurs ni à Naples ni à Chicago qu’a éclos le n° 1 mondial du secteur mais dans la ville normande de Pont-l’Evêque. Avec 1 millier de machines à son actif, dont 800 en France, le groupe Adial affiche une croissance exponentielle après des débuts poussifs. « Le fondateur d’Adial a connu quelques difficultés de 2002 à 2013. Mais, depuis 2014, on a une croissance moyenne de 48 % par an. Ce sera 50 % cette année. En six ans, notre chiffre d’affaires a été multiplié par dix ! » claironne son PDG et repreneur, Vincent Le Gouic. Sa barbe de hipster quinquagénaire cache mal la fierté d’un entrepreneur qui ne connaît pas la crise. Ou qui a su l’anticiper. Avant la pandémie, Adial avait conçu un distributeur automatique fonctionnant, grâce à une application, sans aucun contact tactile avec le client.
De plus en plus d’artisans de la pizza sollicitent Vincent Le Gouic pour installer un tel appareil en complément de leur restaurant. Beaucoup n’ont pas attendu l’interdiction du service en salle pour engager cette démarche. « Les ventes de distributeurs ont commencé à décoller en 20132014. Trois éléments ont permis un alignement des planètes : la fiabilité technique de nos machines, le changement de regard des pizzaïolos et les nouvelles habitudes des clients », explique le PDG. Oubliées, les premières années durant lesquelles Adial vendait de 10 à 20 automates l’an à des investisseurs peu soucieux de qualité gustative. Des pizzas surgelées dignes de L’Aile ou la cuisse alimentaient quelques buveurs se contentant d’un pis-aller en fin de soirée. Rien de comparable avec l’actuel fonctionnement des machines, chargées pour trois jours de pizzas précuites à réchauffer sur commande.
Des fabricants comme API Tech, Resto’Clock ou Adial maillent zones industrielles, commerciales ou rurales souvent éloignées des métropoles. Une géographie néanmoins irréductible à la France des gilets jaunes, car sa sociologie ne se cantonne pas aux plus précaires. En filigrane, le succès de la vente automatique de pizzas illustre les mutations de nos modes de vie, de consommation et de travail qui se répercutent jusque dans notre assiette.
Retour en Normandie. Sur le parking de la gare de Lisieux (Calvados), en contrebas de la basilique, un automate Adial propose une douzaine de recettes, telles que la Chèvre miel, la Spicy kebab, la Savoyarde au reblochon ou la Normande crème-lard-potatoes. Moyennant 8 euros, seule la Reine garantit un semblant d’authenticité transalpine. « Ça fait quinze ans que les pizzas préférées des Français s’appellent Montagnarde, Reblochon ou Tartiflette », s’amuse Le Gouic. Ses bureaux, à quelques kilomètres de la gare, laissent entrevoir le ballet des salariés de la zone industrielle qui déjeunent sur le pouce. A midi, comme le note Pascale Hébel, directrice du pôle Consommation et entreprise du Credoc, « ce qui conditionne le contenu de l’assiette, c’est le temps qu’on peut y consacrer. Le lieu où l’on mange est donc déterminé par celui où l’on travaille ». Dans un rayon de 10 kilomètres autour de Lisieux, une quinzaine de distributeurs Adial quadrillent ce bout de France périurbaine qui hésite entre la ville et la campagne. D’après le géographe Eric Charmes, près de 1 Français sur 4 vit « à la campagne tout en se rendant régulièrement dans une ville » (1). La cible idéale des distributeurs.
C’est généralement sur le chemin du retour entre le travail et le domicile que le périurbain y achète son dîner. De 17 à 21 heures, la distribution automatique de pizzas connaît un pic. Certains l’aiment froide pour mieux la réchauffer chez eux. D’autres la préfèrent brûlante à déguster dare-dare. C’est le cas d’Alice, mariée, deux enfants, qui habite le « village-dortoir » de Marchaux, à 11 kilomètres en périphérie de Besançon. L’automate installé à 400 mètres du logis familial simplifie le quotidien. « Quand on rentre tous tard du boulot, crevés, on mange pizza », explique cette aide à domicile qui ne compte pas ses heures. Pour moins de 10 euros pièce, les pizzas franc-comtoises quatre fromages ou kebab ravissent toute la tribu. Ou presque. L’aînée, Marine, 21 ans, goûte peu ces excentricités culinaires. Réfractaire au fromage, la jeune esthéticienne fait menu à part.
Cette déritualisation du repas est loin de faire exception au sein de familles de plus en plus gagnées par l’individualisme. « Depuis une vingtaine d’années, la structuration des repas se délite et cela va encore
Cette déritualisation du repas est loin de faire exception au sein des familles
s’aggraver. Avec le télétravail, les gens font tout en même temps », analyse Pascale Hébel. Même s’il n’est pas sociologue luimême, le patron bisontin du bar-pizzeria San Lorenzo, Laurent Chanez, a remarqué qu’une bonne partie de sa clientèle, à l’instar d’Alice, provenait souvent de Marchaux, trop distant du centre pour être desservi par les plateformes de livraison. « Avec Deliveroo et Uber Eats, je ne voyais pas l’intérêt d’installer un distributeur dans Besançon. J’ai investi 70 000 euros TTC par appareil en crédit-bail sur cinq ans ; avec 43 000 euros de chiffre d’affaires par an, c’est une affaire vite amortie », commente-t-il. Aux temps du Covid, le San Lorenzo se maintient à flot, grâce à la vente à emporter ainsi qu’à ses deux distributeurs de marque API Tech. En prime, « la vente automatique nous permet de fermer une soirée supplémentaire », se félicite Chanez.
L’histoire d’amour qui unit la France et la pizza a sa géographie. Traditionnellement, comme l’a mis en évidence l’anthropologue Sylvie Sanchez (2), une ligne Nantes-Besançon sépare les amateurs de l’américaine à pâte épaisse des tenants méridionaux de la transalpine.
Aujourd’hui, le Grand Ouest représente une terre de mission idéale pour les fabricants de pizzas, qui ont largement grignoté l’hégémonie de la crêpe et de la galette. Au coeur de l’Hexagone, dans la diagonale du vide, l’atonie de certains centresvilles encourage paradoxalement la vente au distributeur. Guéret (Creuse), dont le coeur de ville, moribond après 20 heures, bénéficie d’un programme d’aide étatique, accueille plusieurs automates à pizzas. Faute de pouvoir servir ses 24 couverts habituels, Nicolas Aubois, gérant de Pizza Vita, a accolé un distributeur à la façade de son établissement afin de surmonter la crise sanitaire. « En temps normal, à midi, je fais 90 % de ventes sur place et 10 % à emporter, et le soir, c’est l’inverse. Là, je n’ai pas réellement à me plaindre. J’ai même dû engager un pizzaïolo supplémentaire en CDD pour être en mesure de ravitailler le distributeur », se réjouit-il. A raison de 10 euros la pizza (quatre fromages et chorizo en tête !), il attire tous les gourmands dans un rayon de 30 kilomètres.
Loin de ces mélanges audacieux, des puristes du 100 % italien misent également sur les machines. Preuve de la montée en gamme du secteur, deux anciens élèves de l’Institut Paul-Bocuse, Antonio et Marco Morreale, 21 et 23 ans, ont ouvert cette année leur restaurant de 100 couverts et leur distributeur dans l’agglomération lyonnaise. Sans avoir sollicité la moindre indemnisation, les deux frères engrangent déjà des bénéfices. Marco résume leur credo : « Nous avons ouvert en mars, en plein confinement. La vente à emporter a très bien marché, puis, au bout de trois mois, on s’est dit qu’on allait installer un automate. Il représente 20 % de notre chiffre d’affaires. Depuis le second confinement, mes serveurs livrent directement chez les clients. Beaucoup de restaurateurs se plaignent, mais il faut savoir s’adapter à la crise ! » Aux fourneaux sept jours sur sept, à coups de flyers et de pub sur les réseaux sociaux, la fratrie sait faire bouillir la marmite. Sa clientèle ? Jeune et aisée, à l’image des communes de Tassin-la-Demi-Lune et de Sainte-Foy-lès-Lyon, qui abritent la pizzeria et son distributeur. Moyennant 11 euros, les fines bouches y savourent des pizzas napolitaines aux ingrédients importés, avec saucisse calabraise, parmesan DOP et autres spécialités labellisées.
Avec plus de 10 kilos de pizzas ingérés chaque année, les Français surclassent les Italiens et égalent les Américains. « J’ai 15 % d’export, de la Suisse à l’Australie, en passant par le Maroc et les Emirats… Mais le concept de distribution automatique de pizzas est pour l’instant quasi exclusivement hexagonal. Et, au début de cette année, je vais reprendre le concept pour la ventes de panini ! » annonce le PDG d’Adial. Comme le craignait Bernanos, la France du xxie siècle est bel et bien contre les robots. Tout contre.
(1) Eric Charmes, La Revanche des villages. Essai sur la France périurbaine, Seuil, 2019. (2) Sylvie Sanchez, Pizza connexion. Une séduction transculturelle, CNRS éditions, 2007.