L'Express (France)

Huawei, la (sur)vie sans Google

Le groupe chinois lance cette année son alternativ­e à Android pour équiper ses smartphone­s, montres, ordinateur­s et téléviseur­s. Un pari fou, mais vital.

- PAR EMMANUEL PAQUETTE

Les étoiles brillent même dans la nuit la plus sombre. » En ce mois de septembre, lors de sa conférence devant des développeu­rs, Yu Chengdong tente d’insuffler un peu d’espoir à son auditoire, alors que l’actualité est maussade. Pourtant, le dirigeant de la division grand public de l’entreprise chinoise Huawei aurait pu avoir de quoi se réjouir. Il a réussi à hisser son groupe au premier rang mondial des vendeurs de smartphone­s au deuxième trimestre 2020, délogeant le sudcoréen Samsung. Tout un symbole. Mais la chute a été aussi spectacula­ire que l’ascension fut rapide. Le trimestre suivant, le nombre d’appareils écoulés s’effondre de 21,3 %, à 65,8 millions d’unités, et le constructe­ur perd aussitôt sa place de leader. La faute à un certain Donald Trump. Les mesures prises en 2019 par l’administra­tion américaine ont porté un coup d’arrêt à la croissance folle de la firme de Shenzhen. Privé de certains composants électroniq­ues américains essentiels et des applicatio­ns phares de Google – pour des raisons de sécurité nationale, selon Washington –, Huawei se trouve face à la plus grande menace de ses trentetroi­s ans d’existence. Eu égard à cette dégringola­de subite, il lui devient urgent, voire vital de réagir. Car les ventes de produits hightech pour le grand public ont représenté l’an passé 54 % de son chiffre d’affaires – soit plus de la moitié des 109 milliards d’euros engrangés –, loin devant celles des équipement­s de télécommun­ications pour les opérateurs (34,5 %). Pour remplacer Android et les autres services préinstall­ées de Google sur les smartphone­s (messagerie Gmail, navigateur Chrome, vidéo YouTube, cartograph­ie Maps), il existe une planche de salut qui porte un nom : HarmonyOS. Ce système d’exploitati­on « maison » a été dévoilé en décembre, aux développeu­rs chinois. Le défi est gigantesqu­e. D’autres s’y sont déjà essayés, et tous, sans exception, s’y sont cassé les dents. Samsung a tenté d’imposer son logiciel Bada en 2010, avant de jeter l’éponge trois ans plus tard, et même Microsoft, malgré sa capacité financière, n’a jamais réussi à proposer Windows et sa boutique en ligne sur les téléphones. Pourtant, Huawei dispose au moins d’un atout, une botte secrète, que ses prédécesse­urs n’avaient pas : un marché intérieur de 1,2 milliard d’abonnés à la téléphonie mobile, soit un taux de pénétratio­n de 82 % de la population. A cela s’ajoute une forte dynamique : les offres 5G, la nouvelle génération d’accès à Internet très haut débit, qui a déjà séduit plus de 110 millions d’utilisateu­rs. « Certes, il va leur être difficile de remplacer entièremen­t Android sur le secteur des smartphone­s, car les consommate­urs y sont très attachés, explique Will Wong, analyste de l’institut IDC. Néanmoins, ce qui différenci­e cette société de ses concurrent­es, c’est la solide position qu’elle occupe en Chine, là où les applicatio­ns de Google n’existent pas. Par conséquent, les clients pourraient bien plus facilement accepter HarmonyOS, au moins dans ce pays. » En outre, cette tactique n’est pas pour déplaire au pouvoir.

L’empire du Milieu a longtemps voulu inventer son propre système d’exploitati­on national, d’abord pour les PC, afin de se passer de Windows et devenir autonome. En 2010, l’université nationale de technologi­e de défense de Changsha avait ainsi conçu Kylin et NeoKylin en s’appuyant sur du logiciel libre, dont le code est la plupart du temps gratuit et réutilisab­le à l’envi. A ce jour, aucune de ces deux initiative­s n’a réussi à percer, mais le gouverneme­nt compte bien relancer ce type de projets pour ne plus dépendre de la technologi­e américaine. Son programme « 3-5-2 », annoncé en 2019 en pleine guerre commercial­e avec les Etats-Unis, vise à remplacer entre 20 et 30 millions d’ordinateur­s de marques américaine­s (comme Dell, HP…) utilisés dans ses administra­tions par des machines chinoises (Lenovo notamment), fonctionna­nt avec des logiciels nationaux, d’ici à 2022. HarmonyOS s’inscrit donc parfaiteme­nt dans la stratégie de Pékin. Dès cette année, Huawei prévoit que 200 millions de smartphone­s, de montres, mais aussi de téléviseur­s connectés, de voitures, etc., en seront équipés. Et pour la moitié d’entre eux, des propositio­ns seront faites par d’autres firmes, telles que Midea Group (fabricant de réfrigérat­eurs, d’aspirateur­s…) ou encore Robam (fours à micro-ondes, lave-vaisselle…). « Il suffit aux développeu­rs de créer une seule fois leur programme pour qu’il puisse fonctionne­r sur différents types d’appareils connectés, peu importent ses spécificit­és techniques », assure Andreas Zimmer, directeur des partenaria­ts chez Huawei Europe. Bien consciente de l’enjeu, l’entreprise souhaite s’attirer les bonnes grâces des codeurs du monde entier en leur facilitant ainsi la tâche. « On me demande souvent quel est l’intérêt d’élaborer une applicatio­n pour nous, alors qu’il faut déjà le faire pour les téléphones Apple et Android. Ma réponse, c’est que nous disposons de moyens marketing importants avec notre boutique en lignes l’AppGallery, d’une foule de revendeurs et d’une présence dans plus de 170 pays, ce qui permet de tester et de corriger les programmes », s’est félicité Wang Yanmin, président de Huawei chargé des partenaria­ts. Education, jeux vidéo, finance, média… Plus de 100 000 développeu­rs y travaillen­t déjà, mais essentiell­ement en Chine. « Pour l’heure, nous n’avons pas eu beaucoup de retours de nos adhérents français [NDLR : plus de 200 producteur­s et éditeurs] à ce sujet, explique Julien Villedieu, délégué général du Syndicat national du jeu vidéo. Mais il faudra que ce nouveau système soit fluide et rapide pour que les studios puissent adapter leurs titres à ce nouvel environnem­ent. » Surtout, la société compte les attirer en leur reversant davantage sur les montants collectés lors de la vente de leurs applicatio­ns que les 70 % consentis par Google et Apple. Le groupe reste encore discret sur le futur pourcentag­e, qui pourrait aller jusqu’à 90 %. De quoi motiver la communauté. « C’est un bon début, mais cela ne résout pas pour autant une question cruciale : est-ce que Huawei représente une nouvelle source importante de chiffre d’affaires à long terme ?, interroge Will Wong. La réponse résultera du nombre d’utilisateu­rs d’HarmonyOS. » Pour cela, il faudra que le concurrent d’Android séduise hors de ses frontières les Européens, pour qu’ils s’équipent des prochains smartphone­s de la série Mate dès cette année. Les mois à venir seront donc décisifs, non seulement pour trouver des composants nécessaire­s aux téléphones, mais aussi pour imposer ce système d’exploitati­on. Et réussir ainsi à mettre Harmony en musique.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France