Les personnes de pouvoir, par Christophe Donner
Les personnes de pouvoir
Un jour, dans quelques millénaires, on parlera des femmes, de l’emprise que certaines ont exercée sur des enfants, jusqu’à l’abus, et de l’impunité dont elles auront joui, etc. On en trouvera immanquablement parmi celles qu’on appelle aujourd’hui pudiquement des femmes puissantes. C’est pas d’main la veille. Pour l’instant, c’est le tour des hommes. Et ça ressemble à un jeu de massacre. Avec cette prescription qui les enfonce autant qu’elle les protège. Polanski, Matzneff, Duhamel, Lévêque… Célébrités du cinéma, de la littérature, de la politique et des arts plastiques, qui cachent mal la forêt d’anonymes aux professions moins prestigieuses. Dans toutes ces affaires, jugées ou prescrites, un nom revient toujours : Sigmund Freud, l’inventeur sans cesse réinventé du complexe d’OEdipe, théorie indispensable à toutes les excursions au fond de la vallée des névroses. Parmi les outils escamotables du couteau suisse de la psychanalyse, entre le coupe-transfert et le tire-lapsus, l’édition limitée propose une pince à épiler la paille qui est dans l’oeil de ton voisin, appelée « réciprocité ». Version moderne du vieux « désir de l’enfant » tombé en disgrâce. Mais revenons à Sigmund Freud qui a droit cette année à son biopic en bande dessinée, Frink & Freud (Casterman), scénarisé par Pierre Péju, écrivain. C’est souvent ce qui manque dans les BD : un écrivain. C’est-à-dire un professionnel apte aux dialogues et aux constructions dramatiques rendant la lecture agréable, l’histoire crédible et le sens compréhensible. Certains profitent d’ailleurs de ces capacités pour délivrer des messages, et c’est moins bien. Le suprême talent de l’écrivain étant de ne délivrer qu’une partie infime de ce qu’il croit, afin de laisser au lecteur l’ineffable bonheur de se reconnaître dans le miroir que lui a tendu l’écrivain.
C’est ce que Pierre Péju a réussi à faire avec Lionel Richerand, le dessinateur. Ainsi, vous penserez ce que vous voudrez de cette relation entre Sigmund Freud et le premier de ses admirateurs américains, Horace Westlake Frink. C’est en 1909 que Freud débarque en Amérique pour donner cinq conférences qui constitueront
l’ouvrage de vulgarisation de son travail, Cinq leçons sur la psychanalyse, presque aussitôt publié avec le succès que l’on sait. Il est accueilli avec enthousiasme par les Américains qui « ne se doutent pas que nous leur apportons la peste », prophétise le Dr Freud. A 53 ans, le savant viennois a exactement le double de l’âge de son guide et disciple Frink. Ce qui se passe entre les deux est plus dangereux que l’amour, on peut parler d’une fascination réciproque : de Freud pour ce qu’il a perdu, sa jeunesse, de Frink pour ce qu’il désire, le pouvoir. C’est à la fois déraisonnable et irréprochable, et, puisque selon le maître tout est sexuel, tout sera refoulé, non dit, mais exprimé par « la route antique des hommes pervers ». En repartant pour l’Europe, Freud laisse à son soupirant les clefs du royaume de la psychanalyse américaine, autrement nommé New York Psychoanalytic Society.
A26 ans, Frink se révèle rapidement incompétent pour ce poste. Une seule chose l’intéresse : revoir Freud, s’allonger sur son divan viennois pour lui raconter ses histoires sentimentales entre sa femme, sa maîtresse, et lui demander ce qu’il doit choisir. Le voilà parti pour l’Europe, abandonnant aussi ses enfants pour retrouver son maître. Freud est d’abord ravi, flatté, il se régale avec la névrose de ce jeune Américain. Puis il se lasse, s’irrite, et finit par donner des conseils. Mauvais, forcément mauvais. Il abuse, entraîné bon gré mal gré par la force centrifuge du pouvoir dont il est le centre. On peut, c’est mon avis, reprocher aux abusés de ne rien dire, de ne pas résister, de rester là, faibles et vulnérables, peureux, paresseux, idiots et lâches (ils se le reprocheront eux-mêmes, ou pas) ; reste que, de tous âges, de tous sexes, ce sont des victimes, et les autres, des abuseurs. Aucune « forme de réciprocité ».