Dossier Bernard Rougier, l’influence discrète
L’universitaire, qui publie une version augmentée des Territoires conquis de l’islamisme, est devenu un homme très écouté au sommet de l’Etat.
Peut-on être accablé par un ours en peluche ? A voir l’air effaré de Bernard Rougier, la réponse est oui. Alors que paraît dans quelques jours l’édition augmentée d’une centaine de pages des Territoires conquis de l’islamisme (PUF), l’enquête universitaire qu’il a dirigée et dont la première parution en janvier 2020 avait bousculé les certitudes de moult responsables politiques de tout bord, la rencontre avec le rigoriste « nounours Salah » produit un drôle d’effet sur le chercheur. Le jouet interactif, qui lui a été présenté par des journalistes, « permet aux enfants d’apprendre la religion musulmane de manière ludique », selon l’un des sites qui le commercialisent. Salah, dépourvu d’yeux, promet d’enseigner « la vertu et les bonnes manières » aux bambins dès 3 ans et prononce des phrases aussi progressistes que : « Quand je serai grand, inch’Allah, je vais faire un métier comme mon père pour nourrir mes enfants. » Il est l’une des nombreuses facettes du phénomène que Bernard Rougier et ses étudiants décrivent : l’émergence d’un « écosystème islamiste » qui entretient « une logique de rupture avec la société globale et ses institutions ». Cette logique de rupture s’infiltre partout, dans chaque recoin de vie, jusque dans la littérature pour enfants, les jouets confessionnels, les tenues vestimentaires, les solidarités de quartier…
Voilà ce que d’autres appellent le « séparatisme ». Le terme importe peu ; pour le professeur à l’université Paris-III et directeur du Centre des études arabes orientales, l’urgence est de déclencher « une réaction de l’Etat pour affirmer ses valeurs, mais aussi donner à ceux qui ne veulent pas s’enfermer dans une identité islamique définie par les islamistes des moyens de se libérer ». La loi pour conforter les principes de la République lui paraît être « d’abord une loi de libération, qui consiste à desserrer l’étreinte des islamistes dans certaines zones géographiques, afin de permettre une pluralité locale ». Il faut dire que Bernard Rougier, comme d’autres, a été consulté au moment de l’élaboration du texte (il a notamment été reçu par Gérald Darmanin) et que ses travaux ont été attentivement lus par certains collaborateurs d’Emmanuel Macron, à commencer par Jonathan Guémas, la plume élyséenne, avant la rédaction du discours des Mureaux.
Sa connaissance intime de la langue et de la culture arabes, ses années passées dans des camps de réfugiés palestiniens et dans les quartiers pauvres de Tripoli au Nord-Liban l’auréolent d’une crédibilité volontiers reconnue dans l’entourage présidentiel. « Il a toujours pris soin de distinguer ce qui relève de la pratique de l’islam de nos compatriotes et de la radicalisation », selon le préfet Frédéric Rose, conseiller « intérieur et sécurité » à l’Elysée, qui a participé à la prise en compte du diagnostic de Rougier au sommet de l’Etat. Les deux hommes se rencontrent en 2018. Rose vient de rejoindre Gérard Collomb au ministère de l’Intérieur avec une mission : coordonner la stratégie de lutte contre la radicalisation dans 15 quartiers d’où sont sortis nombre de djihadistes français. A cette époque, Rougier est déjà connu à Beauvau, puisqu’il travaille avec le bureau central des Cultes, mais c’est son ami Gilles Kepel que les responsables politiques ont pris l’habitude de consulter. Il ne faut pas cinq minutes aux deux hommes pour se rendre compte que les dynamiques qu’ils observent tous les deux, le premier avec ses lunettes de préfet en lien avec les services de renseignement, le second avec ses lentilles d’universitaire, sont semblables en tous points. « On a commencé à travailler, à échanger, il me donnait des éléments », raconte Rose.
En septembre 2019, le successeur de Collomb à l’Intérieur, Christophe Castaner, s’apprête à faire sa rentrée médiatique dans l’émission de France 2 Vous avez la parole, qui doit porter en grande partie sur la lutte contre la radicalisation. Bernard Rougier, notamment, est prié de préparer le ministre.
Plus inattendu encore, il est convié, deux mois plus tard, à un drôle de petit déjeuner. Alors que se profilent les élections municipales, des membres de l’opposition militent pour l’interdiction des listes communautaires, tandis que le gouvernement tempère. Castaner et Laurent Nuñez
invitent, un matin de novembre 2019, Xavier Bertrand et Bruno Retailleau pour réfléchir ensemble à une façon d’agir. En coulisses, Frédéric Rose dépêche Rougier et lui confie une responsabilité : présenter un diagnostic le plus précis possible du vote communautaire afin d’éclairer la lanterne des participants à ces agapes matinales. Depuis, le sujet n’a eu de cesse d’être minimisé, y compris par les journalistes. « Lors de ces dernières élections, nous avons eu affaire à un communautarisme qui a agi de manière subtile, à l’intérieur de listes municipales, explique l’universitaire. Cela aura évidemment des conséquences sur les politiques locales. » Raisonnablement alarmiste, il affirme : « Ce qui est en jeu, c’est une politique communautaire conçue pour contrôler le champ social local, empêchant les voix dissidentes. Un mois après la décapitation de Samuel Paty le 16 octobre, Yann Lalande, rédacteur en chef du Journal de Saint-Denis, s’est par exemple trouvé empêché par sa rédaction de publier un éditorial contre “l’esprit munichois” de ceux qui transigent avec l’islamisme. Il a démissionné, sans que la mairie ne réagisse. »
Si Les Territoires conquis de l’islamisme, qui conçoit l’islamisme comme une idéologie mondialisée et non un simple symptôme des discriminations françaises, a eu un fort écho au sein de la classe politique et dans les médias, il a aussi valu à Bernard Rougier des procès en essentialisation de la part de confrères marqués très à gauche. Selon l’islamologue François Burgat, il ne serait qu’un « pompier pyromane » soufflant sur les braises de « l’islamophobie »… « Tous les travaux de François Burgat relèvent d’une apologétique de l’islamisme. Il s’est identifié à son objet d’étude. Souvent, quand j’interrogeais des figures islamistes en Egypte ou au sein du Hamas, ils me demandaient des nouvelles de leur “frère” Burgat. Vous voyez que la frontière entre la recherche et l’engagement est mince », riposte Rougier, estimant que les thèses qu’il défend avec Gilles Kepel ou Hugo Micheron restent minoritaires dans le monde académique. « Il y a eu des avancées dans la recherche. Mais nous nous sentons quand même très isolés. Vu la puissance des réseaux décoloniaux et de la chape de plomb du politiquement correct, je ne suis pas certain que mon programme de recherche aurait bénéficié d’un financement au sein de l’université. C’est la région Ile-de-France qui m’a aidé. » Et c’est ainsi, déplore l’universitaire, que « ceux mêmes qui n’ont pas voulu voir ce phénomène de l’islamisme » continuent à faire l’autruche. Plus incompréhensible encore à ses yeux : une partie de la gauche entend gommer la différence pourtant vitale entre islam et islamisme. Voilà une divine surprise pour les radicaux religieux qui estiment parler au nom du « vrai islam »…
EXTRAITS INÉDITS Allah, « le meilleur vaccin anti-coronavirus »
Le prédicateur Mohamed Khattabi, officiant à la mosquée Aïcha de Montpellier, estime en janvier qu’Allah aurait contaminé la chauve-souris afin de rendre justice aux Ouïgours. Selon lui, tout musulman qui refuserait d’entendre cette vérité adopterait un raisonnement athée et communiste : « Rien dans ce monde ne bouge sans la volonté d’Allah. Et ça, c’est notre foi. […] Je préfère mille fois croire que ce virus est un secours qu’Allah subhanallah wa taala, une justice divine pour faire justice dans une population qui a maltraité des humains, que de dire “Ah ! la chauvesouris, le serpent, l’humain !” parce que dans ce cas-là je rejette Dieu, et donc Dieu n’a aucune action dans ce monde, et ce monde, il se met lui-même dans l’action, et donc je rejoins les communistes. Ils disent que tout passe par la nature, qu’il n’y a pas de Dieu. Faites attention, car certains musulmans refusent ce discours ! » […]
L’absence de remède connu par l’homme face à la propagation du Covid-19 génère rapidement une inquiétude très forte dans l’ensemble de la population, croyante comme non croyante. Face à une pandémie très importante et une gestion sociopolitique perçue comme globalement défaillante, le clergé musulman francophone a tout d’abord tenté de rassurer les communautés par une série de prières et d’invocations ayant pour fonction de protéger le croyant du virus.
Citons notamment la tribune de l’écrivain Tawfiq Belfadel sur ce sujet, parue dans Marianne en mars 2020 : « Invoquer Allah : le meilleur vaccin anti-coronavirus ! »
Abdelmonaïm Boussenna,prédicateur, l’un des imams les plus suivis de France sur les réseaux sociaux (700 000 followers sur YouTube, 526 000 sur Facebook) a ainsi diffusé sur YouTube un tutoriel à la fois médical et religieux à destination du musulman : « Le musulman ne doit pas s’inquiéter, il sait que les choses sont décidées par le Créateur […]. Même s’il est infecté par le virus, c’est le divin qui guérit […]. Pour terminer, les mesures à prendre comme indiqué dans la précédente vidéo, les voici. D’abord, il est important de supprimer cette idée reçue de nos esprits : le masque ne vous protégera pas de la contamination, si contamination il doit y avoir. »
Il cite ensuite une invocation, issue d’un hadith rapporté par l’imam Ahmad ibn Hanbal, à répéter pour se prémunir du virus : « O Allah, je cherche refuge auprès de toi contre le vitiligo, la folie, la lèpre et toutes les maladies néfastes. »
Didier Raoult, le « Tariq Ramadan de la médecine »
La fracture entre pro-Raoult et antiRaoult autour de la question de l’hydroxychloroquine divise la France mais aussi les musulmans. Dès le début de la promotion par Didier Raoult du traitement à base de chloroquine comme remède potentiel au Covid-19, le site Alnas diffuse une fausse information relative à la présence de graine de nigelle dans le médicament évoqué par le directeur de l’IHU de Marseille. L’information est ensuite rapidement diffusée sur Facebook et Twitter, dépassant le simple cercle des musulmans de sensibilité salafiste.
Si cette information peut sembler étrange aux non-initiés, sa diffusion avait pour objectif de démontrer la véracité scientifique de la médecine prophétique, où la graine de nigelle (habba sawda) tient une place centrale. La diffusion de cette information constitue, par ailleurs, un danger pour la santé publique dans la mesure où l’huile de nigelle est un antiinflammatoire qui peut aggraver les symptômes du Covid-19. Le même site, familier dans la diffusion de fake news, rapporte dans un article non sourcé que les baisses de vente d’alcool liées au confinement constituent le signe d’un retour général à l’islam dans le monde. Cette fake news sur la chloroquine comme médicament issu de la médecine prophétique est rapidement diffusée sur les réseaux sociaux avant d’être dénoncée par le quotidien d’information Saphirnews.com.
Malgré cela, la figure du Pr Raoult rencontre un succès très important chez de nombreuses figures de l’islamosphère. C’est le cas de militants contre l’islamophobie qui rappellent une tribune de Didier Raoult datée de 2015, dans laquelle il prenait position contre l’interdiction du voile à l’université. Parmi ses défenseurs, on retrouve aussi l’essayiste Idriss Aberkane, qui le qualifie de « héros », son rejet par les autres scientifiques démontrant une « corruption académique » généralisée. A l’inverse, des sites complotistes tels que Panamza prennent position contre le professeur Raoult, l’accusant – dans une rhétorique frôlant l’antisémitisme – de liens douteux avec la communauté juive, Israël, des mouvements sionistes ou encore le gouvernement français. La « controverse Raoult » divise tant la communauté musulmane qu’un internaute désigne sarcastiquement le professeur marseillais comme « le Tariq Ramadan de la médecine ».
Goussainville : la victoire d’Abdelaziz Hamida
Avec une forte diminution de l’abstention entre les deux tours de l’élection, passée de 62,11 % à 53,79 %, Abdelaziz Hamida a été élu, le 28 juin 2020, avec 38,58 % des suffrages, soit un total de 2 869 voix. Hamida avait déjà été candidat aux élections législatives en 2017 dans la neuvième circonscription du Val-d’Oise où il avait été en tête à Goussainville.
D’origine marocaine, Hamida a d’abord été un cadre du Tabligh, à l’image de son père Abd al-Salam, qui a dirigé l’association islamique de Goussainville. Son intégration dans le réseau transnational le conduit même à se rendre au Pakistan dans les années 1990 lors du rassemblement mondial du Tabligh. Il était très conservateur à l’époque, propriétaire d’une boucherie halal ; les habitants de Goussainville se souviennent qu’il s’interdisait de serrer la main des femmes et qu’il condamnait leur maquillage.
A Goussainville, il accomplissait alors des « sorties » avec d’autres jeunes pour appeler les croyants à fréquenter la mosquée. Il aurait imposé, selon des proches, le port du voile à sa soeur au début des années 1990. Le même traitement aurait été réservé à sa femme : « C’est la première personne dont l’épouse était intégralement voilée », rapporte l’ancien membre de la direction du renseignement de la préfecture de police (DRPP) dans le Val-d’Oise, le policier Noam Anouar, qui l’a côtoyé au CM1 et au collège.
A partir de 2010, à l’heure du « printemps arabe », Hamida s’éloigne du mouvement piétiste pour s’impliquer dans les activités sociales de la commune. Il prend la tête du club de football de Goussainville et anime l’association de soutien scolaire le Jardin enchanté, qui se propose également d’enseigner la langue arabe aux enfants. En 2011, il négocie avec le maire l’octroi du terrain où sera édifiée la mosquée Essalam de Goussainville, où il fait venir des prédicateurs proches de la mouvance des Frères musulmans (il appelle les croyants à se rendre aux conférences de Tariq Ramadan).
Il abandonne alors la piété ostentatoire prônée par le Tabligh à mesure de son insertion dans la vie locale. Devenu une personnalité emblématique du milieu associatif musulman, il est coopté par l’ancien maire Alain Louis (divers gauche) qui le place en position éligible sur sa liste lors des élections de 2014 pour obtenir les suffrages de la population musulmane.
Pendant la campagne de 2020, la rumeur selon laquelle il serait fiché S est perçue comme un atout sur le plan local : « Les gens le voyaient comme la personne qui oeuvre pour le bien de la communauté, raison pour laquelle le gouvernement le met dans une liste de terroristes. Quand Hamida parlait de la diabolisation de l’Etat envers lui, il ricanait. Il s’en fichait complètement, parce qu’il savait que ça l’aidait à passer pour un sauveur de la communauté. Ses amis responsables de la mosquée aussi ne laissaient pas filer une occasion de faire campagne. Ils ont promis une grande mosquée, des écoles coraniques pour les enfants, du halal partout dans la ville », explique un fidèle de la mosquée Essalam.
L’équipe du candidat se réunissait régulièrement à la mosquée, à l’intérieur de laquelle des tracts favorables au candidat Hamida étaient distribués « pour faire campagne au nom de l’oumma », selon leurs propres termes.
Les intertitres sont de la rédaction.