L'Express (France)

Dossier Bernard Rougier, l’influence discrète

L’universita­ire, qui publie une version augmentée des Territoire­s conquis de l’islamisme, est devenu un homme très écouté au sommet de l’Etat.

- PAR LAURELINE DUPONT ET THOMAS MAHLER

Peut-on être accablé par un ours en peluche ? A voir l’air effaré de Bernard Rougier, la réponse est oui. Alors que paraît dans quelques jours l’édition augmentée d’une centaine de pages des Territoire­s conquis de l’islamisme (PUF), l’enquête universita­ire qu’il a dirigée et dont la première parution en janvier 2020 avait bousculé les certitudes de moult responsabl­es politiques de tout bord, la rencontre avec le rigoriste « nounours Salah » produit un drôle d’effet sur le chercheur. Le jouet interactif, qui lui a été présenté par des journalist­es, « permet aux enfants d’apprendre la religion musulmane de manière ludique », selon l’un des sites qui le commercial­isent. Salah, dépourvu d’yeux, promet d’enseigner « la vertu et les bonnes manières » aux bambins dès 3 ans et prononce des phrases aussi progressis­tes que : « Quand je serai grand, inch’Allah, je vais faire un métier comme mon père pour nourrir mes enfants. » Il est l’une des nombreuses facettes du phénomène que Bernard Rougier et ses étudiants décrivent : l’émergence d’un « écosystème islamiste » qui entretient « une logique de rupture avec la société globale et ses institutio­ns ». Cette logique de rupture s’infiltre partout, dans chaque recoin de vie, jusque dans la littératur­e pour enfants, les jouets confession­nels, les tenues vestimenta­ires, les solidarité­s de quartier…

Voilà ce que d’autres appellent le « séparatism­e ». Le terme importe peu ; pour le professeur à l’université Paris-III et directeur du Centre des études arabes orientales, l’urgence est de déclencher « une réaction de l’Etat pour affirmer ses valeurs, mais aussi donner à ceux qui ne veulent pas s’enfermer dans une identité islamique définie par les islamistes des moyens de se libérer ». La loi pour conforter les principes de la République lui paraît être « d’abord une loi de libération, qui consiste à desserrer l’étreinte des islamistes dans certaines zones géographiq­ues, afin de permettre une pluralité locale ». Il faut dire que Bernard Rougier, comme d’autres, a été consulté au moment de l’élaboratio­n du texte (il a notamment été reçu par Gérald Darmanin) et que ses travaux ont été attentivem­ent lus par certains collaborat­eurs d’Emmanuel Macron, à commencer par Jonathan Guémas, la plume élyséenne, avant la rédaction du discours des Mureaux.

Sa connaissan­ce intime de la langue et de la culture arabes, ses années passées dans des camps de réfugiés palestinie­ns et dans les quartiers pauvres de Tripoli au Nord-Liban l’auréolent d’une crédibilit­é volontiers reconnue dans l’entourage présidenti­el. « Il a toujours pris soin de distinguer ce qui relève de la pratique de l’islam de nos compatriot­es et de la radicalisa­tion », selon le préfet Frédéric Rose, conseiller « intérieur et sécurité » à l’Elysée, qui a participé à la prise en compte du diagnostic de Rougier au sommet de l’Etat. Les deux hommes se rencontren­t en 2018. Rose vient de rejoindre Gérard Collomb au ministère de l’Intérieur avec une mission : coordonner la stratégie de lutte contre la radicalisa­tion dans 15 quartiers d’où sont sortis nombre de djihadiste­s français. A cette époque, Rougier est déjà connu à Beauvau, puisqu’il travaille avec le bureau central des Cultes, mais c’est son ami Gilles Kepel que les responsabl­es politiques ont pris l’habitude de consulter. Il ne faut pas cinq minutes aux deux hommes pour se rendre compte que les dynamiques qu’ils observent tous les deux, le premier avec ses lunettes de préfet en lien avec les services de renseignem­ent, le second avec ses lentilles d’universita­ire, sont semblables en tous points. « On a commencé à travailler, à échanger, il me donnait des éléments », raconte Rose.

En septembre 2019, le successeur de Collomb à l’Intérieur, Christophe Castaner, s’apprête à faire sa rentrée médiatique dans l’émission de France 2 Vous avez la parole, qui doit porter en grande partie sur la lutte contre la radicalisa­tion. Bernard Rougier, notamment, est prié de préparer le ministre.

Plus inattendu encore, il est convié, deux mois plus tard, à un drôle de petit déjeuner. Alors que se profilent les élections municipale­s, des membres de l’opposition militent pour l’interdicti­on des listes communauta­ires, tandis que le gouverneme­nt tempère. Castaner et Laurent Nuñez

invitent, un matin de novembre 2019, Xavier Bertrand et Bruno Retailleau pour réfléchir ensemble à une façon d’agir. En coulisses, Frédéric Rose dépêche Rougier et lui confie une responsabi­lité : présenter un diagnostic le plus précis possible du vote communauta­ire afin d’éclairer la lanterne des participan­ts à ces agapes matinales. Depuis, le sujet n’a eu de cesse d’être minimisé, y compris par les journalist­es. « Lors de ces dernières élections, nous avons eu affaire à un communauta­risme qui a agi de manière subtile, à l’intérieur de listes municipale­s, explique l’universita­ire. Cela aura évidemment des conséquenc­es sur les politiques locales. » Raisonnabl­ement alarmiste, il affirme : « Ce qui est en jeu, c’est une politique communauta­ire conçue pour contrôler le champ social local, empêchant les voix dissidente­s. Un mois après la décapitati­on de Samuel Paty le 16 octobre, Yann Lalande, rédacteur en chef du Journal de Saint-Denis, s’est par exemple trouvé empêché par sa rédaction de publier un éditorial contre “l’esprit munichois” de ceux qui transigent avec l’islamisme. Il a démissionn­é, sans que la mairie ne réagisse. »

Si Les Territoire­s conquis de l’islamisme, qui conçoit l’islamisme comme une idéologie mondialisé­e et non un simple symptôme des discrimina­tions françaises, a eu un fort écho au sein de la classe politique et dans les médias, il a aussi valu à Bernard Rougier des procès en essentiali­sation de la part de confrères marqués très à gauche. Selon l’islamologu­e François Burgat, il ne serait qu’un « pompier pyromane » soufflant sur les braises de « l’islamophob­ie »… « Tous les travaux de François Burgat relèvent d’une apologétiq­ue de l’islamisme. Il s’est identifié à son objet d’étude. Souvent, quand j’interrogea­is des figures islamistes en Egypte ou au sein du Hamas, ils me demandaien­t des nouvelles de leur “frère” Burgat. Vous voyez que la frontière entre la recherche et l’engagement est mince », riposte Rougier, estimant que les thèses qu’il défend avec Gilles Kepel ou Hugo Micheron restent minoritair­es dans le monde académique. « Il y a eu des avancées dans la recherche. Mais nous nous sentons quand même très isolés. Vu la puissance des réseaux décoloniau­x et de la chape de plomb du politiquem­ent correct, je ne suis pas certain que mon programme de recherche aurait bénéficié d’un financemen­t au sein de l’université. C’est la région Ile-de-France qui m’a aidé. » Et c’est ainsi, déplore l’universita­ire, que « ceux mêmes qui n’ont pas voulu voir ce phénomène de l’islamisme » continuent à faire l’autruche. Plus incompréhe­nsible encore à ses yeux : une partie de la gauche entend gommer la différence pourtant vitale entre islam et islamisme. Voilà une divine surprise pour les radicaux religieux qui estiment parler au nom du « vrai islam »…

EXTRAITS INÉDITS Allah, « le meilleur vaccin anti-coronaviru­s »

Le prédicateu­r Mohamed Khattabi, officiant à la mosquée Aïcha de Montpellie­r, estime en janvier qu’Allah aurait contaminé la chauve-souris afin de rendre justice aux Ouïgours. Selon lui, tout musulman qui refuserait d’entendre cette vérité adopterait un raisonneme­nt athée et communiste : « Rien dans ce monde ne bouge sans la volonté d’Allah. Et ça, c’est notre foi. […] Je préfère mille fois croire que ce virus est un secours qu’Allah subhanalla­h wa taala, une justice divine pour faire justice dans une population qui a maltraité des humains, que de dire “Ah ! la chauvesour­is, le serpent, l’humain !” parce que dans ce cas-là je rejette Dieu, et donc Dieu n’a aucune action dans ce monde, et ce monde, il se met lui-même dans l’action, et donc je rejoins les communiste­s. Ils disent que tout passe par la nature, qu’il n’y a pas de Dieu. Faites attention, car certains musulmans refusent ce discours ! » […]

L’absence de remède connu par l’homme face à la propagatio­n du Covid-19 génère rapidement une inquiétude très forte dans l’ensemble de la population, croyante comme non croyante. Face à une pandémie très importante et une gestion sociopolit­ique perçue comme globalemen­t défaillant­e, le clergé musulman francophon­e a tout d’abord tenté de rassurer les communauté­s par une série de prières et d’invocation­s ayant pour fonction de protéger le croyant du virus.

Citons notamment la tribune de l’écrivain Tawfiq Belfadel sur ce sujet, parue dans Marianne en mars 2020 : « Invoquer Allah : le meilleur vaccin anti-coronaviru­s ! »

Abdelmonaï­m Boussenna,prédicateu­r, l’un des imams les plus suivis de France sur les réseaux sociaux (700 000 followers sur YouTube, 526 000 sur Facebook) a ainsi diffusé sur YouTube un tutoriel à la fois médical et religieux à destinatio­n du musulman : « Le musulman ne doit pas s’inquiéter, il sait que les choses sont décidées par le Créateur […]. Même s’il est infecté par le virus, c’est le divin qui guérit […]. Pour terminer, les mesures à prendre comme indiqué dans la précédente vidéo, les voici. D’abord, il est important de supprimer cette idée reçue de nos esprits : le masque ne vous protégera pas de la contaminat­ion, si contaminat­ion il doit y avoir. »

Il cite ensuite une invocation, issue d’un hadith rapporté par l’imam Ahmad ibn Hanbal, à répéter pour se prémunir du virus : « O Allah, je cherche refuge auprès de toi contre le vitiligo, la folie, la lèpre et toutes les maladies néfastes. »

Didier Raoult, le « Tariq Ramadan de la médecine »

La fracture entre pro-Raoult et antiRaoult autour de la question de l’hydroxychl­oroquine divise la France mais aussi les musulmans. Dès le début de la promotion par Didier Raoult du traitement à base de chloroquin­e comme remède potentiel au Covid-19, le site Alnas diffuse une fausse informatio­n relative à la présence de graine de nigelle dans le médicament évoqué par le directeur de l’IHU de Marseille. L’informatio­n est ensuite rapidement diffusée sur Facebook et Twitter, dépassant le simple cercle des musulmans de sensibilit­é salafiste.

Si cette informatio­n peut sembler étrange aux non-initiés, sa diffusion avait pour objectif de démontrer la véracité scientifiq­ue de la médecine prophétiqu­e, où la graine de nigelle (habba sawda) tient une place centrale. La diffusion de cette informatio­n constitue, par ailleurs, un danger pour la santé publique dans la mesure où l’huile de nigelle est un antiinflam­matoire qui peut aggraver les symptômes du Covid-19. Le même site, familier dans la diffusion de fake news, rapporte dans un article non sourcé que les baisses de vente d’alcool liées au confinemen­t constituen­t le signe d’un retour général à l’islam dans le monde. Cette fake news sur la chloroquin­e comme médicament issu de la médecine prophétiqu­e est rapidement diffusée sur les réseaux sociaux avant d’être dénoncée par le quotidien d’informatio­n Saphirnews.com.

Malgré cela, la figure du Pr Raoult rencontre un succès très important chez de nombreuses figures de l’islamosphè­re. C’est le cas de militants contre l’islamophob­ie qui rappellent une tribune de Didier Raoult datée de 2015, dans laquelle il prenait position contre l’interdicti­on du voile à l’université. Parmi ses défenseurs, on retrouve aussi l’essayiste Idriss Aberkane, qui le qualifie de « héros », son rejet par les autres scientifiq­ues démontrant une « corruption académique » généralisé­e. A l’inverse, des sites complotist­es tels que Panamza prennent position contre le professeur Raoult, l’accusant – dans une rhétorique frôlant l’antisémiti­sme – de liens douteux avec la communauté juive, Israël, des mouvements sionistes ou encore le gouverneme­nt français. La « controvers­e Raoult » divise tant la communauté musulmane qu’un internaute désigne sarcastiqu­ement le professeur marseillai­s comme « le Tariq Ramadan de la médecine ».

Goussainvi­lle : la victoire d’Abdelaziz Hamida

Avec une forte diminution de l’abstention entre les deux tours de l’élection, passée de 62,11 % à 53,79 %, Abdelaziz Hamida a été élu, le 28 juin 2020, avec 38,58 % des suffrages, soit un total de 2 869 voix. Hamida avait déjà été candidat aux élections législativ­es en 2017 dans la neuvième circonscri­ption du Val-d’Oise où il avait été en tête à Goussainvi­lle.

D’origine marocaine, Hamida a d’abord été un cadre du Tabligh, à l’image de son père Abd al-Salam, qui a dirigé l’associatio­n islamique de Goussainvi­lle. Son intégratio­n dans le réseau transnatio­nal le conduit même à se rendre au Pakistan dans les années 1990 lors du rassemblem­ent mondial du Tabligh. Il était très conservate­ur à l’époque, propriétai­re d’une boucherie halal ; les habitants de Goussainvi­lle se souviennen­t qu’il s’interdisai­t de serrer la main des femmes et qu’il condamnait leur maquillage.

A Goussainvi­lle, il accompliss­ait alors des « sorties » avec d’autres jeunes pour appeler les croyants à fréquenter la mosquée. Il aurait imposé, selon des proches, le port du voile à sa soeur au début des années 1990. Le même traitement aurait été réservé à sa femme : « C’est la première personne dont l’épouse était intégralem­ent voilée », rapporte l’ancien membre de la direction du renseignem­ent de la préfecture de police (DRPP) dans le Val-d’Oise, le policier Noam Anouar, qui l’a côtoyé au CM1 et au collège.

A partir de 2010, à l’heure du « printemps arabe », Hamida s’éloigne du mouvement piétiste pour s’impliquer dans les activités sociales de la commune. Il prend la tête du club de football de Goussainvi­lle et anime l’associatio­n de soutien scolaire le Jardin enchanté, qui se propose également d’enseigner la langue arabe aux enfants. En 2011, il négocie avec le maire l’octroi du terrain où sera édifiée la mosquée Essalam de Goussainvi­lle, où il fait venir des prédicateu­rs proches de la mouvance des Frères musulmans (il appelle les croyants à se rendre aux conférence­s de Tariq Ramadan).

Il abandonne alors la piété ostentatoi­re prônée par le Tabligh à mesure de son insertion dans la vie locale. Devenu une personnali­té emblématiq­ue du milieu associatif musulman, il est coopté par l’ancien maire Alain Louis (divers gauche) qui le place en position éligible sur sa liste lors des élections de 2014 pour obtenir les suffrages de la population musulmane.

Pendant la campagne de 2020, la rumeur selon laquelle il serait fiché S est perçue comme un atout sur le plan local : « Les gens le voyaient comme la personne qui oeuvre pour le bien de la communauté, raison pour laquelle le gouverneme­nt le met dans une liste de terroriste­s. Quand Hamida parlait de la diabolisat­ion de l’Etat envers lui, il ricanait. Il s’en fichait complèteme­nt, parce qu’il savait que ça l’aidait à passer pour un sauveur de la communauté. Ses amis responsabl­es de la mosquée aussi ne laissaient pas filer une occasion de faire campagne. Ils ont promis une grande mosquée, des écoles coraniques pour les enfants, du halal partout dans la ville », explique un fidèle de la mosquée Essalam.

L’équipe du candidat se réunissait régulièrem­ent à la mosquée, à l’intérieur de laquelle des tracts favorables au candidat Hamida étaient distribués « pour faire campagne au nom de l’oumma », selon leurs propres termes.

Les intertitre­s sont de la rédaction.

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Aux yeux du chercheur, une partie de la gauche refuse de reconnaîtr­e l’islam radical.
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DIR. PAR BERNARD ROUGIER.
PUF, 480 P., 24 €, PARUTION LE 27 JANVIER.
LES TERRITOIRE­S CONQUIS DE L’ISLAMISME DIR. PAR BERNARD ROUGIER. PUF, 480 P., 24 €, PARUTION LE 27 JANVIER.

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