Suède Parfum de guerre froide sur la Baltique
Face à la menace du grand voisin russe, Stockholm change de stratégie. Et procède à une spectaculaire augmentation de son budget militaire.
Tous les militaires suédois s’en souviennent. Dans la nuit du 29 au 30 mars 2013, à la veille du week-end pascal, deux bombardiers nucléaires Tupolev escortés par quatre chasseurs Soukhoï avaient simulé une attaque contre d’importants objectifs militaires proches de Stockholm. Certes, l’aviation russe s’était détournée in extremis de l’espace aérien suédois. Mais l’affaire avait fait grand bruit : cette nuit-là, le royaume ne disposait d’aucun appareil à envoyer à leur rencontre. Ce sont donc des F-16 danois, stationnés en Lituanie pour l’Otan, qui avaient fait le travail. « Cet incident a été baptisé “la Pâque russe”, raconte Jacob Westberg, professeur à l’Université suédoise de la défense. C’était d’autant plus traumatisant que, trois mois plus tôt, le chef des armées [d’alors, Sverker Göranson] avait déclaré que celles-ci ne pourraient pas défendre le pays au-delà d’une semaine. Et encore, seulement en cas d’attaque contre un objectif limité… » Cet épisode a fait prendre conscience à la Suède qu’elle avait trop baissé la garde ces dernières décennies. Si elle l’a en partie relevée récemment, le plus gros effort est à venir. Conformément à la loi de programmation militaire adoptée le 15 décembre par le Riksdag (le Parlement), les dépenses augmenteront de 47 % d’ici à 2025 ! «Du jamais-vu depuis les années 1950 », insiste le social-démocrate Peter Hultqvist, ministre de la Défense, lors d’un entretien avec L’Express. « Nous voulons montrer que nous réagissons à ce qui se passe autour de nous : l’agression de la Russie contre la Géorgie en 2008, l’annexion de la Crimée en 2014, le conflit qui s’éternise en Ukraine, les événements récents en Biélorussie, sans oublier le renforcement des capacités et des manoeuvres militaires russes », notamment en mer Baltique et dans la zone arctique. Bref, de quoi raviver les souvenirs de la confrontation Est-Ouest. Neutre depuis 1814, la Suède, qui fut épargnée par la Seconde Guerre mondiale, s’est ensuite dotée d’une défense de premier ordre grâce à sa propre industrie. « Entre 1950 et 1960, le pays a consacré jusqu’à 4,7 % de son PIB annuel à la défense, pointe Jacob Westberg. Pour les militaires, c’était l’âge d’or. » Dans l’après-guerre, Stockholm lance même un programme nucléaire. Avant de renoncer, en 1972, à acquérir l’arme atomique, non sans avoir secrètement obtenu de Washington l’assurance d’être protégée par son parapluie nucléaire, comme l’ont montré des documents confidentiels parus depuis. Lorsque se décompose l’URSS, de l’autre côté de la mer Baltique, c’est le soulagement dans les pays nordiques, notamment chez les « non-Otan », c’est-à-dire la Suède et la Finlande. La voilure militaire est drastiquement réduite, avec une réorientation des missions des armées vers les opérations extérieures (Balkans, Afghanistan, Irak, etc.). La Suède, qui a rejoint l’Union européenne en 1995, démantèle l’artillerie côtière et démilitarise l’île stratégique de Gotland, en Baltique. Le service militaire est supprimé en 2010. Le budget de la défense retombe à 1,1 % du PIB national. « C’est comme ça, il faut faire avec », commente Peter Hultqvist, qui personnifie le revirement opéré depuis le retour au pouvoir des sociaux-démocrates à la fin de 2014 : le pays a commandé 60 avions de chasse Gripen (produits par la firme suédoise Saab), afin de remplacer les plus vieux parmi les 96 existants, ainsi que deux sous-marins supplémentaires, également made in Sweden. Ses soldats ont repris pied sur Gotland. Une fraction de ses jeunes ont été rappelés sous les drapeaux. Un dispositif qui sera musclé grâce aux importants crédits votés en décembre dernier, malgré les conséquences du coronavirus sur l’économie : en cumulé, l’équivalant de 38 milliards d’euros seront alloués à la défense jusqu’à 2026 (contre 5,9 milliards pour 2020). Cinq régiments et une base aérienne seront réactivés. La cyberdéfense et le renseignement, renforcés. Le nombre de conscrits annuels (4 000) sera doublé. A l’horizon 2030, les forces armées devraient compter 90 000 personnes, soit une augmentation de 33 % de leurs effectifs. « Nous ne pourrons pas tout faire en même temps », avertit le chef des armées, le général Micael Bydén. Le défi ? Recruter et conserver assez de personnel compétent dans ce pays de 10 millions d’habitants. Même avec des moyens accrus, le royaume ne consacrera que 1,5 % de son PIB à la défense en 2025. Loin des niveaux atteints pendant la guerre froide. D’où la stratégie suédoise de miser sur son partenariat avec l’Otan. Et de multiplier les accords de coopération militaire aussi poussée que possible avec les voisins nordiques, notamment la Finlande, ainsi qu’avec les EtatsUnis et le Royaume-Uni. « En cas de crise, Stockholm table sur une assistance militaire rapide des pays amis, tout en leur promettant une aide réciproque », constate l’expert Jacob Westberg. Mais sans rejoindre l’Otan. « Y entrer serait pourtant une suite logique », synonyme d’entraide garantie, plaide le député libéral Allan Widman. Dans le courant de décembre, une majorité parlementaire a demandé au gouvernement rose-vert de se déclarer prêt à solliciter l’adhésion, si le besoin s’en faisait sentir. Une « option » dont dispose déjà la Finlande. Mais, pour Peter Hultqvist, « changer de ligne irait à l’encontre de la stabilité régionale ». Selon lui, mieux vaut « approfondir la très bonne coopération militaire avec les EtatsUnis ». Comme au bon vieux temps de la guerre froide quand, sous couvert de neutralité, la Suède coopérait secrètement – et étroitement – avec le Pentagone.