Le revenu universel : l’ultime trahison de la gauche
Une place à soi dans la société, ça ne s’improvise pas facilement. C’est ce qu’oublient, notamment, les défenseurs de ce projet.
L’idée, parce qu’elle a la force de la simplicité, promet d’animer encore de nombreux débats dans les années à venir ; alors il fallait bien s’y plonger. Je parle du « revenu universel », c’est-àdire du projet de garantir à vie et pour chaque individu une allocation mensuelle sans condition de ressources pour assurer ses besoins fondamentaux. Ce principe vieux de deux siècles a cheminé, au cours de l’Histoire récente, à travers presque tous les courants de pensée, jusqu’à séduire la très libérale école de Chicago de l’économiste Milton Friedman. La liste de ses actuels thuriféraires français trace une carte bigarrée qui va de l’écologiste Yannick Jadot au libéral Gaspard Koenig, en passant par Nathalie Kosciusko-Morizet, candidate malheureuse à la primaire de la droite. Mais le grand défenseur et vulgarisateur de ce concept dans notre paysage politique demeure l’ancien candidat socialiste à la présidentielle de 2017, Benoît Hamon, qui publie en ce début d’année un plaidoyer pour le revenu universel (1). Il y explique que les révolutions de nos sociétés – robotisation, désindustrialisation, urgence climatique… – rendent inéluctable l’établissement de cette allocation, qu’il fixe à 750 euros par mois. Selon lui, ce subside compléterait les salaires devenus parfois insuffisants pour vivre convenablement, rémunérerait « les autres formes de travail » que celui « subordonné à la domination de l’employeur », et valoriserait « le travail choisi et gratuit, qu’il soit domestique, bénévole, ou celui du consommateur ».
Je dois vous avouer : la démonstration ne m’a pas convaincue. Pour deux raisons, simplement résumées par l’économiste Esther Duflo dans un entretien au Monde : « [Dans les pays riches], cela coûterait très cher, car la définition d’une “vie digne” n’est pas qu’une question d’argent, mais de place dans la société.» (2) Tout est là, en effet. La dignité d’une mission, fût-elle aride, l’importance d’un statut, fût-il à améliorer, et la perspective d’une carrière ne sont pas choses à ranger avec désinvolture sur l’étagère poussiéreuse du folklore ouvriériste. Une place à soi, dans la société, ça ne s’improvise pas facilement. Et sur cela, le revenu universel fait l’impasse.
Dans la bande dessinée La ville qui n’existait pas (1976), Enki Bilal et Pierre Christin imaginent le destin de Jadencourt, une commune dans le nord de la France qui voit son usine locale menacée de fermeture à la mort du propriétaire, les dirigeants de la holding préférant se concentrer sur le reste des activités, plus lucratives et moins syndiquées. L’héritière, humaniste, accepte de leur laisser les clefs du groupe, mais à condition qu’ils consentent avant à construire et à organiser une ville sous bulle, où toute la population laborieuse de Jadencourt pourra vivre en autarcie, sans plus jamais avoir à se soucier des fins de mois. La bulle est édifiée, avec ses couleurs de carnaval, et le grand déménagement, achevé. Mais l’histoire se termine sur la note inquiétante de ceux qui tentent à tout prix de fuir l’utopie : « Elle existe pas cette ville, elle a jamais existé et elle existera jamais : on peut pas se foutre en parenthèse du monde », résume un personnage.
Par bien des aspects, les hérauts du revenu universel me font penser à l’héritière humaniste. Plutôt que de se confronter au diagnostic des erreurs du passé, plutôt que d’interroger l’absence de stratégie industrielle, la vente de nos fleurons ou la concentration des richesses dans les grandes villes tertiarisées, ils promettent l’ardoise magique de l’utopie sous bulle. Que certains, parmi les gagnants de la métropolisation et de la tertiarisation applaudissent, cela se comprend : l’allocation universelle – si tant est qu’on trouve à la financer ! – pérenniserait les choses telles qu’elles ont été organisées ces trente dernières années, et telles qu’elles les servent (pas trop mal). Mais l’on attendrait autre chose « des héritiers de Jaurès » comme on dit… En vérité, en plus d’exonérer la gauche de son devoir d’inventaire, le revenu universel substitue aux exigences d’une action politique la perspective d’une histoire post-sociale. Un abandon programmé. Avec, à la clef, le risque d’aggraver la pente d’une « civilisation de la sédation », telle que l’a définie l’écrivain Nicolas Mathieu : « La console, le pet’, Netflix, et peut-être un jour le revenu universel, qui donnerait les moyens de tenir en dépit de vies privées d’horizon et d’espérance majuscule. » (3) Il y a trois ans, L’Express avait commandé à l’Ifop une enquête sur « ce que veulent les Français ». En ressortait que les moins emballés par la proposition d’un revenu universel étaient… les moins diplômés. Ce qui s’appelle un mauvais pressentiment.
(1) Ce qu’il faut de courage – Plaidoyer pour un revenu universel. Ed. Equateurs. (2) Edition du 3 janvier 2020, où l’économiste explique être pour l’instauration d’un revenu universel, mais uniquement dans les pays pauvres. (3) L’Express du 27 novembre 2019.