Hakim El Karoui : « Du salafisme au djihadisme, la même vision du monde »
Le spécialiste de l’islam Hakim El Karoui et l’historien Benjamin Hodayé publient une enquête inédite et passionnante sur les djihadistes européens.
Minutieusement, le spécialiste de l’islam Hakim El Karoui et l’historien Benjamin Hodayé ont reconstitué le parcours de 1 460 djihadistes européens – 700 Français, et 760 Britanniques, Allemands et Belges. Cette photographie inédite du phénomène en Europe, réalisée à partir de l’ensemble des sources disponibles (études officielles, articles de presse, rapports de think tanks) fournit la matière d’une enquête captivante, Les Militants du djihad. Portrait d’une génération (Fayard), dont les auteurs livrent en exclusivité à L’Express les enseignements majeurs. Parce que le phénomène ne se réduit pas au terrorisme, ils ont étudié les djihadistes qui sont passés à l’acte (départ sur une zone de combat, attentat en Europe), mais aussi ceux qui ont projeté de le faire.
Vous parvenez à dresser un portraitrobot du djihadiste européen. A quoi ressemble-t-il ? Benjamin Hodayé Lorsqu’on fait une moyenne des données disponibles, on trouve en effet, de manière surprenante, une grande homogénéité des profils. Le militant djihadiste est un homme jeune, âgé de 24-25 ans. Il a grandi dans un quartier pauvre de métropole à forte population immigrée, au sein d’une famille de confession musulmane. S’il possède, pour les deux tiers au moins des individus, un lien avec un Etat étranger par ses parents et ses grands-parents, il est, dans l’écrasante majorité des cas, né dans le pays dans lequel il vit. Voilà pourquoi il faut analyser le djihadisme européen comme un problème endogène, et non comme un phénomène importé du Moyen-Orient ou du Maghreb. Hakim El Karoui Un tiers d’entre eux sont des convertis, mais ils viennent du même monde : ils ont le même âge, vivent dans les mêmes quartiers, où ils croisent les voisins musulmans, et ils se convertissent pour imiter leurs copains. Ils montrent très bien que le djihadisme est un choix idéologique avant d’être un terrorisme, dans lequel n’ont basculé que 23 % de l’ensemble des profils étudiés. Ce qu’il propose, c’est une vision du monde et un projet de société, auquel on adhère en s’investissant totalement parce qu’il vient combler une faille identitaire profonde, creusée par la question du « Qui suis-je ? ». Ce projet donne du sens à la vie, à la mort, et inscrit dans un groupe. Voilà pourquoi il attire aussi les femmes – 20 % de notre base de données –, qui s’y engagent en se mariant avec un combattant ou pour suivre un conjoint, un fils.
Pourquoi parlez-vous de rupture « spirituelle » chez ces militants ?
B. H. Parce qu’il y a un « avant » et un « après ». Le djihadiste fait un tel choix de rupture avec sa vie passée qu’il ne peut plus revenir en arrière. Il repart de zéro, délaisse l’islam de ses parents pour se tourner vers ce qui s’apparente à une nouvelle religion, le salafo-djihadisme, qui offre une orthopraxie religieuse en opérant une inversion des normes par rapport à la société : absolutisme de la religion en contradiction avec la sécularisation, refus de l’égalité femmehomme, de la diversité religieuse, etc. Le djihadiste, comme le salafiste, est un militant parce qu’il pense le monde à travers un prêt-à-penser qui l’amène à faire sécession d’avec le reste de la société.
Dans quelle mesure le contexte socio-économique est-il un facteur d’explication ? H. E. K. Toutes les thèses, qu’elles soient socio-économiques ou plus idéologiques, ont leur part de vérité. Pour se déployer, le djihadisme requiert certaines conditions, chacune étant nécessaire mais jamais suffisante : il faut des jeunes en quête de radicalité, des quartiers pauvres à l’urbanisme très dégradé, où la religion (islam ou protestantisme évangélique) a fait un retour très marqué, à rebours du reste de la société ; l’islamisme doit y être implanté depuis plusieurs années, et, enfin, des recruteurs djihadistes doivent y être présents, eux aussi, depuis longtemps. Ce qui dessine une géographie très précise : en France, les trois quarts des djihadistes proviennent de seulement 12 départements, avec, en tête, les Alpes-Maritimes, la Seine-Saint-Denis et le Val-de-Marne. Sur le terrain, la concentration est encore plus forte : quelques communes, parfois même des barres d’immeubles, là où des réseaux historiques existent. Le constat est identique en Belgique, au Royaume-Uni ou en Allemagne.
Votre enquête confirme sans aucune ambiguïté tout ce que le djihadisme doit à l’islamisme… H. E. K. Il profite du terrain labouré depuis les années 1980 par différents courants, sur lequel les salafistes ont fini par l’emporter. Dans l’Hexagone, il y a d’abord eu le Tabligh, un groupe de prédication d’origine indo-pakistanaise, ainsi que les Frères musulmans, qui ont développé leurs organisations, dont l’UOIF [NDLR : Union des organisations islamiques de France], sur le modèle de celles du Maghreb, avec une stratégie d’entrisme. Au début des années 2000, les salafistes ont pris leur essor, en
lien avec l’expansion mondiale de l’idéologie wahhabite, dont ils sont issus. Leur radicalité a séduit les jeunes.
Comment passe-t-on du salafisme au djihadisme ? H. E. K. Le salafisme et le djihadisme ont la même vision du monde ; la seule chose qui les distingue est le recours à la violence. Le passage à l’acte peut être déclenché par l’envie de servir un combat particulier, comme la guerre en Syrie, mais l’idéologie djihadiste, en soi, n’a pas besoin de cause pour exister. Nous distinguons deux types de parcours, correspondant à deux générations. Une partie s’est d’abord engagée dans le salafisme au cours de la décennie 2000, avant de passer au djihadisme. Ces militants ont une pratique ancienne, et une formation religieuse plus approfondie que les djihadistes qui se sont ralliés plus récemment sans passer par ce « sas » salafiste. Ils correspondent aux profils pour lesquels on évoque souvent une « radicalisation express ».
Autre constante : dans tous les pays observés, le recrutement est orchestré par les « anciens » du djihad, les généraux en quelque sorte. H. E. K. Ces individus, parfois rassemblés en petits groupes, sont soit déjà présents dans le quartier visé, soit s’y installent après l’avoir ciblé. Ils sont habiles, convaincants et se concentrent sur les quelques personnes qu’ils savent pouvoir rallier sur un
terrain préalablement préparé par l’islamisme. Ensuite, X enrôle Y, qui enrôle Z… Les réseaux sociaux, dont le salafisme maîtrise tous les codes, font écho à ce qui se vit dans le quartier mais ils permettent aussi aux individus d’entrer physiquement en contact. C’est la clef. Le djihadisme se pratique à hauteur d’homme. Ses meneurs recrutent dans le kebab ou le club de sport.
En prison, aussi… B. H. Ne surestimons pas, pour l’instant, le prosélytisme djihadiste en milieu carcéral. Des 600 à 700 détenus de droit commun radicalisés – en plus des quelque 500 individus incarcérés pour terrorisme –, un quart l’a été en prison. Mais le problème risque de se développer si on ne fait pas plus pour les désengager.
La France aurait dû être davantage épargnée que la Grande-Bretagne, où le multiculturalisme a permis le développement d’enclaves islamistes notamment à Londres dans les années 1990. Il n’en est rien. Pourquoi ? H. E. K. Parce que le djihadisme est une idéologie ; on y adhère en conscience, en faisant un choix personnel dans lequel l’environnement n’a qu’une part relative. B. H. L’exemple britannique est intéressant, car il permet de relativiser. Chez nous, les djihadistes sont représentatifs de la diversité des banlieues. Au Royaume-Uni, les profils reflètent l’homogénéité ethnique et religieuse des quartiers. Les musulmans
britanniques ayant par ailleurs un niveau social plus élevé, certains djihadistes ont une formation de médecin ou d’ingénieur. Le djihadisme et l’islamisme sont des idéologies plastiques qui s’adaptent parfaitement au milieu.
Devant ce constat, le projet de loi confortant les « principes de la République » – auparavant baptisé « séparatismes » – vous semble-t-il une réponse adaptée ? H. E. K. Cette loi contient deux sujets différents, l’organisation du culte et la lutte contre la radicalisation islamiste, sur le mode de l’entrave juridique : retrait des subventions publiques aux associations salafistes, réaffirmation d’un certain nombre de valeurs, etc. Mais l’entrave, par définition, arrive toujours trop tard. C’est pourquoi ce texte ne suffira pas pour juguler la montée du djihadisme, qui est une révolte générationnelle contre des institutions, musulmanes ou républicaines. Et ce n’est pas un conseil avec des imams labellisés, « officialisés », qui changera les choses.
Vous-même êtes un acteur de ce débat, Hakim El Karoui, puisque vous avez fondé l’Association musulmane pour un islam de France (Amif ), qui ferait, d’après certains, la part trop belle aux Frères musulmans… H. E. K. Certains ne veulent pas qu’il y ait d’islam en France. C’est leur droit. Mais tenter par tous les moyens de décrédibiliser ceux qui tentent de faciliter l’insertion sereine et paisible des musulmans en France est, je crois, dangereux. Quelques polémistes reprochent à l’Amif la présence de Tareq Oubrou et de Mohamed Bajrafil. Ce sont des imams. Ils sont ce qu’ils disent. De mon côté, je les connais et n’ai aucun doute sur eux.
Que faudrait-il faire de plus pour contrer l’essor du djihadisme ? H. E. K. Il est impératif de développer la prévention, ce qui, en France, passe par rétablir une forte présence associative dans la cinquantaine de quartiers identifiés. Les islamistes rendent des services du quotidien aux habitants – soutien à la parentalité, aide aux devoirs… Faisons comme eux, de façon laïque, avec l’aide de l’Etat et des collectivités locales ! Il faut aussi accepter de reconnaître que le djihadisme est une idéologie religieuse, contre laquelle l’une des meilleures façons de lutter est de proposer un contre-discours
montrant que l’islam peut être interprété autrement. Il faut des jeunes qui puissent parler à leurs pairs de sujets religieux, simplement et de personne à personne.
Mais d’où pourraient venir ces « influenceurs » ? H. E. K. C’est aux musulmans eux-mêmes de faire émerger ces relais. Néanmoins, l’Etat peut les aider.
Comment évaluez-vous le risque djihadiste en Europe dans les années qui viennent ? B. H. La décennie 2010 a coïncidé avec l’appel syrien et le djihadisme ultraviolent de Daech, en recul depuis 2017. Nous sommes maintenant dans un moment de recomposition, comparable à la situation d’il y a dix ans, avant la guerre en Syrie. Le salafisme, montant alors en puissance, avait favorisé un premier djihadisme, incarné par Mohamed Merah, tourné vers la France. Le risque revient aujourd’hui vers l’Hexagone, mais les quelques centaines de combattants sont maintenant des milliers. Aux réseaux de quartiers se sont ajoutés ceux de la Syrie et des prisons. H. E. K. Trois scénarios sont donc possibles. Le premier, peu probable, serait l’apparition d’un nouveau conflit de type syrien ou afghan. Le deuxième est déjà en cours : l’interprétation agressive du salafisme s’étend, et des individus isolés, se croyant investis d’une mission, passent à l’acte, sur le modèle de l’attentat contre Samuel Paty ou de celui de la basilique de Nice. Le troisième met en scène un djihadisme armé sur le théâtre européen. En France, en plus des quelque 1 300 militants incarcérés, on peut estimer à 5 ou 6 milliers le nombre de militants en puissance. Restent à trouver un chef et une cause. Le sentiment d’être persécuté dans un pays « islamophobe » pourrait jouer le rôle de « cause », les djihadistes utilisant l’argument pour fédérer de plus en plus de musulmans contre le reste de la société. D’où l’importance que ces derniers s’engagent clairement du côté des pouvoirs publics, à l’image du recteur de la Grande Mosquée de Paris, Chems-Eddine Hafiz.