Les maires embarrassés par leurs fichés S
Depuis une circulaire de 2018, les préfets peuvent informer les édiles de l’identité des individus de leur commune suivis par les services de renseignement. En théorie.
La scène se déroule sous les lambris d’une préfecture. Ce jour-là, le préfet a réuni, dans cette ville moyenne, une quinzaine de maires de son territoire. Ils ont été triés sur le volet, question de confiance. Car, pour la première fois, le haut fonctionnaire entend leur faire une proposition particulière : leur permettre de connaître l’identité des individus de leur commune fichés S ou inscrits au fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste, le FSPRT. Une option rendue possible par la circulaire du 13 novembre 2018. Contre toute attente, sur les 15 édiles, un seul s’est montré intéressé. Le préfet relativise : « Quand on y réfléchit, ce n’est pas si évident. Car, après avoir accès à ces informations, qu’en font-ils ? » L’implication des acteurs de terrain a progressé ces dernières années. Mais le partage de données en direction des élus locaux pèche encore. « Dans 90 % des cas, ils ne connaissent même pas le contenu de la circulaire. Beaucoup ne se sentent pas concernés », assure l’ancien député socialiste Sébastien Pietrasanta, reconverti dans les formations à l’intention des maires. « Ce n’est pas concevable que le premier magistrat d’une collectivité ne soit pas intéressé, tranche une source gouvernementale. Ou alors cela signifie qu’il est dans l’ambiguïté et qu’il ne souhaite pas être considéré comme le complice de l’action de l’Etat. » Ou qu’il est « habité par la peur » et ne veut pas être mêlé de près ou de loin à ces questions, tout comme à une minorité présumée dangereuse et anxiogène. Une partie des édiles estiment également que cela ne relève pas de leur compétence et redoutent surtout que leur responsabilité politique soit engagée en cas de problème. Autant de raisons de préférer ne rien savoir. « Si un parent d’élève fiché S se présente tous les jours à la sortie de l’école pour aller chercher son fils, que faitesvous ? » interroge Alexandre Touzet, maire de Saint-Yon, petite commune de l’Essonne. Au-delà de la transmission brute de ces données sensibles, il manque des recommandations concrètes sur les suites à donner, mais aussi un débat public pour définir ce qui relève de l’élu local, voire carrément un article de loi, considère-t-il. Dans les faits, la frilosité est réciproque. Les quelques maires demandeurs se heurtent parfois à un mur. Il n’y a ni obligation ni caractère systématique, bien au contraire. Dans l’ensemble, les préfets préfèrent parler d’échanges ponctuels, pour ne pas dire exceptionnels. D’autant qu’il est question d’éléments potentiellement explosifs, à manier avec précaution. Les services de renseignement se méfient par principe du risque de porosité. Plus il y a de personnes dans la confidence, plus la possibilité de fuites augmente. Tout comme le risque de compromettre des investigations, dans un domaine où la discrétion est le maître mot. La fiche S – pour « sûreté de l’Etat » – est un outil de suivi des personnes et de collecte de renseignements. Par définition, les « cibles » ne sont pas censées savoir qu’elles le sont. L’édile doit donc s’engager à respecter une stricte confidentialité. Il n’a pas accès au contenu même des fiches, juste à l’identité des individus. La circulaire du 13 novembre 2018 précise toutefois des cas de figure où la transmission pourrait s’avérer particulièrement utile. Pour les demandes de subvention d’associations ou de mise à disposition de locaux par la collectivité, notamment. Mais également et peut-être surtout lorsqu’il s’agit d’agents communaux. Sur ce point précis, un dialogue existe, par exemple entre la préfecture de police de Paris et la mairie de la capitale, qui ne compte pas moins de 50 000 employés. Encore faut-il pouvoir agir ensuite. En effet, le fichage et le suivi pour radicalisation ne valent pas condamnation ni décision judiciaire, ni même surveillance active, et regroupent des situations très diverses. Les fichiers peuvent d’ailleurs être alimentés par les acteurs de terrain euxmêmes. « Je fais remonter de nombreux informations et signalements. Mais je ne sais jamais ce qu’ils en font, quelles suites sont données », regrette Philippe Rouleau, à la tête de la mairie d’Herblay-sur-Seine (Val-d’Oise) et vice-président de l’Association des maires d’Ile-de-France. Dans cette relation déséquilibrée par nature, le dialogue progresse doucement, mais reste encore trop souvent à sens unique.