Bruno Le Maire et la fin de la politique
Le ministre de l’Economie publie un livre qui va au-delà du récit : nos démocraties vont-elles disparaître ? s’interroge-t-il.
Dans la forêt de Chantilly, il s’est perdu physiquement, et il a fallu la sagacité de deux gendarmes pour le reconnaître puis le guider. Dans la nuit de Pékin, il s’est égaré mentalement, ne sachant plus le lieu où il se trouvait ni l’heure qu’il était. Depuis 2017, Bruno Le Maire parcourt le monde tout en slalomant entre les explosions de la société française. Et l’amateur de Proust qu’il est en arrive à un doute existentiel : aurait-il gâché des années de sa vie pour la politique, « qui ne lui plaisait plus, qui n’était plus son genre » ?
Car la leçon la plus forte de son nouveau livre, L’Ange et la Bête (Gallimard), est bien celle-ci : la politique est devenue folle, à l’image du comportement du président des Etats-Unis Donald Trump, celui pour qui, note Bruno Le Maire en privé, « le vaincu d’une élection est aussi légitime que le vainqueur ». Voici des lignes qui ne sont pas anodines : « Au plus profond de ce grand basculement du monde se trouve donc une nouvelle définition de la vérité, ou plutôt la disparition de la vérité. Désormais, pour notre plus grand malheur, la politique se joue hors de la vérité. Pour un responsable politique français, formé dans la tradition thomiste et cartésienne, les mots coïncident avec les choses. Leur divorce est une remise en cause de sa mécanique intellectuelle, par conséquent de son pouvoir. Si les mots créent des choses qui n’existent pas, sur quoi peut-il encore agir ? […] Ce grand schisme des faits et de la vérité est un défi pour la politique. Elle la rend à proprement parler inconcevable. Comment travailler en commun quand nous n’avons plus en commun la réalité ? »
Bruno Le Maire voit arriver la crise de régime ; il se demande seulement si elle surviendra avant ou après l’élection présidentielle. A l’instar d’une partie de la droite, son camp d’origine, il ne croit plus à la magie de la Ve République et préconise, comme lors de sa campagne pour la primaire en 2016, un référendum dans la foulée du scrutin élyséen pour contrecarrer « l’obsolescence des institutions » : fin de la dyarchie au sommet de l’Etat – il considère qu’Emmanuel Macron a instauré sans le dire un régime présidentiel avec la nomination du gouvernement Castex –, dose de proportionnelle pour élire une Assemblée plus représentative, réforme du Conseil constitutionnel pour en chasser les anciens responsables politiques au profit des seuls juristes, introduction d’une forme de spoils system (changement d’administration après l’élection).
Dans le mal qu’il dénonce, la France devenue une « monarchie technocratique », le premier terme est autant un problème que le second. Ainsi, quand l’Arc de triomphe fut saccagé, le 1er décembre 2018, en déplacement en Argentine avec le chef de l’Etat, il a renoncé à suggérer à celui-ci de rentrer au plus vite en France : « De quel droit lui aurais-je fait des recommandations ? » se demande-t-il.
La fin de la politique, comme on a parlé de la fin de l’histoire ? « Désormais nous habitons les grands événements historiques sans les voir », écrit-il. Il veut toutefois les vivre. Encore un moment, monsieur le bourreau. Mais Bruno Le Maire sent passer un souffle frais sur sa nuque.