Raphaëlle Branche : « La société française est moins crispée sur la guerre d’Algérie qu’on ne le pense »
Emmanuel Macron veut réconcilier les peuples des deux pays. De quoi parle-t-on au juste, et, plus largement, à quoi servent les politiques mémorielles ? L’historienne Raphaëlle Branche nous éclaire.
En confiant à benjamin stora, en juillet dernier, une mission sur « la mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie », en vue de favoriser « la réconciliation entre les peuples français et algérien », Emmanuel Macron a montré sa volonté de dépasser un conflit dont le souvenir reste vif de part et d’autre de la Méditerranée. Aux yeux de l’historienne Raphaëlle Branche, l’une des meilleures spécialistes du sujet et auteure d’une récente enquête sur le silence des appelés (Papa, qu’as-tu fait en Algérie ? , La Découverte, 2020), les blessures ne sont pourtant pas aussi profondes que certains le prétendent.
Soixante ans après la guerre, le chef de l’Etat veut réconcilier les peuples français et algérien. Comment comprenez-vous cette démarche ?
Raphaëlle Branche Ce dont il s’agit ici, c’est de construire une politique symbolique qui vise à créer, dans le présent, une communauté de mémoire, autour d’un passé commun. Cette volonté aura le sens que l’on sera capable de lui donner. Mais qui réconcilier avec qui, au juste ? La plupart des Algériens et des Français n’ont pas connu cette guerre, et il ne me semble pas que nos deux peuples soient « fâchés ». A l’évidence, le premier destinataire de cette politique mémorielle est notre ancienne colonie, à qui l’Etat français a restitué en juillet dernier les crânes de 24 résistants algériens décapités durant la période coloniale. Mais on ne sait pas très bien à qui s’adresse le message : au gouvernement, au peuple, aux Français d’origine algérienne ? Il est certain que ce rapport au passé est très sensible pour les citoyens d’un pays qui fut colonisé pendant longtemps, ce qui a profondément déstructuré sa culture, son rapport à la terre, au temps. Après l’indépendance, l’Etat algérien a produit un discours identitaire collectif fort, mais parfois inexact du point de vue historique. Les écoliers en savent peu sur leur nation, qu’on leur présente comme une sorte d’entité traversant le temps, alors que l’Algérie en tant que telle n’existait pas avant la présence tricolore. C’était une zone d’influence ottomane, avec des provinces régionales à l’identité très marquée. Le mot même d’Algérie est une création française.
Avec ce mouvement de réconciliation, ne s’agit-il pas, aussi, de clore un passé qui demanderait encore à l’être ?
La guerre d’Algérie n’a pas opposé l’Algérie à la France comme jadis la France à l’Allemagne. L’enjeu en était la souveraineté politique : qui devait diriger le pays ? La France, qui se proclamait chez elle, ou un autre peuple ? C’est avec le but de faire triompher une souveraineté sur une autre que la guerre a été menée. Les nationalistes algériens se battaient pour l’indépendance du peuple, les actions des conscrits français visaient à garantir la place de notre pays sur le territoire. Il n’y avait pas les Algériens d’un côté, les Français de l’autre. Le mot « guerre » – qui a remplacé celui « d’opérations de maintien de l’ordre » après le vote à l’unanimité des deux Chambres, en 1999 – rend compte des combats, de la mort, mais il crée aussi une image faussée en charriant l’idée qu’il faudrait une paix puis une réconciliation, là encore sur le modèle franco-allemand. Le conflit ne s’est pas conclu sur un traité de paix, car il mettait fin à cent trente-deux ans de colonisation : il s’est bel et bien terminé avec la déclaration d’indépendance, reconnue par le peuple français, en 1962.
Avant de songer à ce rapprochement, ne faudrait-il pas commencer par réconcilier les Français eux-mêmes, par apaiser les « mémoires dangereuses » qui s’affrontent dans notre pays autour du souvenir cette guerre, comme l’a souvent souligné Benjamin Stora ?
Une vision qui insiste sur les antagonismes, les désaccords me paraît donner trop d’importance aux positions radicales, qui existent, mais dont je ne suis pas du tout sûre qu’elles rendent compte de l’état de notre société sur cette question. Combien de personnes dans les rangs des nostalgiques de l’Algérie française ? Combien appelant à une repentance de l’Etat ? Il faudrait plutôt interroger ceux et celles qu’on n’entend pas et qui sont la majorité. Au-delà de la violence inégalée de la guerre coloniale, la guerre d’Algérie a aussi créé du conflictuel au sens large. En France, tous les bords politiques se sont déchirés ; la guerre a donné naissance à notre République actuelle, et j’ai l’impression que nous rejouons sans cesse cette partition de la division et du conflit en référence à cette dimension. Le propre de la mémoire d’un groupe est de parler de son identité. On ne peut pas demander à une seule politique étatique de s’adresser à tous les groupes en même temps, si ce n’est pour assumer ces divisions et leur poids dans la France d’aujourd’hui. Ce qui est enseigné dans les écoles, ce que l’on voit et entend à la télévision, à la radio, prouve que la société française est beaucoup moins crispée sur le souvenir de la guerre qu’on ne le dit parfois. C’est aussi ce que je perçois dans les milieux d’anciens combattants que je fréquente, et dans les échanges avec le public lors de mes conférences. Il faut distinguer ce qui relève du lobbying politique de ce qui appartient aux mémoires collectives ou, plus largement, à un moment de l’histoire de notre pays qui, en tant que tel, peut intéresser les citoyens.
Dans votre livre, vous faites témoigner d’anciens appelés ainsi que leurs proches, et rappelez qu’il a fallu attendre les années 2000 pour que les acteurs de cette guerre racontent ce qu’ils ont vécu. Pourquoi un si long silence ?
Le tournant a eu lieu en 1999 avec la reconnaissance nationale que j’évoquais plus haut de la formule « guerre d’Algérie », en remplacement de celle de « maintien de l’ordre. » Cette parole officielle a autorisé les anciens appelés à dire qu’ils avaient bien
participé à une « guerre » et, de ce fait, à être considérés par leurs proches comme des « anciens combattants ». Sont venus ensuite les récits attestant l’ampleur de la torture, dans les années 2000. Mais une chose est la réceptivité de la société, une autre est ce que l’on est capable d’imaginer ou non, en fonction de son expérience personnelle. Ainsi, pour un certain nombre de gens, la guerre d’Algérie a pu longtemps n’être placée qu’en bas de l’échelle, comparée aux deux guerres mondiales. Mais les représentations évoluent. Depuis les années 1990, le colonialisme est enseigné dans les programmes scolaires, et il va peu à peu devenir un bagage commun sur lequel chacun pourra exercer son esprit critique. Le fait qu’Alice Zeniter ait remporté le Goncourt des lycéens pour son roman L’Art de perdre* me semble très prometteur. Plus nous disposerons de ce genre de récits complexes, plus nous sortirons des sempiternels discours sur les « guerres de mémoire », qui présentent de manière réductrice la façon dont les Français s’approprient la guerre d’Algérie.
Depuis 1962, la question se pose de savoir qui, de la France ou de l’Algérie, doit conserver les archives de la période coloniale. Comment la résoudre ?
L’Etat algérien fait du retour de l’ensemble des archives sur son sol une question de principe, comme si la France accomplissait encore un geste colonial en conservant ces documents. Si le cas de certains fonds doit pouvoir être étudié précisément, il me semble que l’essentiel est ailleurs. Pour qu’un peuple puisse connaître son Histoire, il est nécessaire que l’accès à ses archives soit possible dans de bonnes conditions, et cela vaut pour les deux nations. C’est donc plutôt sur ces conditions de consultation qu’il faudrait travailler.
Le politique peut-il faire en sorte que cette part de l’Histoire passe un peu mieux ?
Je le crois, c’est tout le sens des politiques mémorielles. Elles viennent parachever l’état de la question dans la société : quand le passé fait à peu près consensus, le politique produit un discours ou érige un monument qui marque symboliquement cette mémoire partagée. Nous n’en sommes pas là avec la colonisation, mais la tendance est forte dans le monde depuis une quinzaine d’années, notamment dans les Etats européens anciennement colonisateurs. Aux Pays-Bas, le roi a demandé pardon en mars 2020 ; au Royaume-Uni, le gouvernement a décidé d’indemniser des victimes hors du cadre judiciaire. Mais ces politiques peuvent aussi précéder le consensus social et lancer une dynamique, sans se contenter de suivre l’air du temps. Je ne sais pas quelles étaient les intentions d’Emmanuel Macron lorsqu’il a reconnu, en 2018, « au nom de la République française », que Maurice Audin, membre du Parti communiste algérien, avait été torturé à mort par des militaires tricolores, et que son exécution avait été rendue possible par « un système légalement institué »… Mais il a fait le choix, comme président, de retenir cette demande de reconnaissance portée depuis 1957. C’est une décision très forte sur le plan symbolique, parce qu’au-delà du cas de Maurice Audin, elle rompt avec la manière dont Lionel Jospin ou Jacques Chirac avaient parlé de la torture, en la minimisant.
De la commémoration sincère à la récupération politique, il n’y a parfois qu’un pas…
L’exemple de l’Algérie montre, en effet, que la politique symbolique peut s’épuiser d’elle-même. Durant la guerre civile des années 1990, l’Etat algérien, pour asseoir sa légitimité face aux islamistes, s’est mis à multiplier jusqu’à l’absurde les journées de commémoration nationale, à des dates prises dans le calendrier de la guerre de libération, fondement du régime local. Chez nous, François Hollande, dont le quinquennat recouvrait le cycle des célébrations du centenaire de la Première Guerre mondiale, a beaucoup investi le discours sur le passé, au point d’en arriver à un certain essoufflement. Une fois élu, Emmanuel Macron a voulu rompre avec cette approche. Mais aujourd’hui, il semble avoir changé d’avis.
« Les représentations évoluent. Depuis les années 1990, le colonialisme est enseigné dans les programmes scolaires, et il va peu à peu devenir un bagage commun sur lequel chacun pourra exercer son esprit critique »