L'Express (France)

Raphaëlle Branche : « La société française est moins crispée sur la guerre d’Algérie qu’on ne le pense »

Emmanuel Macron veut réconcilie­r les peuples des deux pays. De quoi parle-t-on au juste, et, plus largement, à quoi servent les politiques mémorielle­s ? L’historienn­e Raphaëlle Branche nous éclaire.

- PROPOS RECUEILLIS PAR CLAIRE CHARTIER * Flammarion, 2017.

En confiant à benjamin stora, en juillet dernier, une mission sur « la mémoire de la colonisati­on et de la guerre d’Algérie », en vue de favoriser « la réconcilia­tion entre les peuples français et algérien », Emmanuel Macron a montré sa volonté de dépasser un conflit dont le souvenir reste vif de part et d’autre de la Méditerran­ée. Aux yeux de l’historienn­e Raphaëlle Branche, l’une des meilleures spécialist­es du sujet et auteure d’une récente enquête sur le silence des appelés (Papa, qu’as-tu fait en Algérie ? , La Découverte, 2020), les blessures ne sont pourtant pas aussi profondes que certains le prétendent.

Soixante ans après la guerre, le chef de l’Etat veut réconcilie­r les peuples français et algérien. Comment comprenez-vous cette démarche ?

Raphaëlle Branche Ce dont il s’agit ici, c’est de construire une politique symbolique qui vise à créer, dans le présent, une communauté de mémoire, autour d’un passé commun. Cette volonté aura le sens que l’on sera capable de lui donner. Mais qui réconcilie­r avec qui, au juste ? La plupart des Algériens et des Français n’ont pas connu cette guerre, et il ne me semble pas que nos deux peuples soient « fâchés ». A l’évidence, le premier destinatai­re de cette politique mémorielle est notre ancienne colonie, à qui l’Etat français a restitué en juillet dernier les crânes de 24 résistants algériens décapités durant la période coloniale. Mais on ne sait pas très bien à qui s’adresse le message : au gouverneme­nt, au peuple, aux Français d’origine algérienne ? Il est certain que ce rapport au passé est très sensible pour les citoyens d’un pays qui fut colonisé pendant longtemps, ce qui a profondéme­nt déstructur­é sa culture, son rapport à la terre, au temps. Après l’indépendan­ce, l’Etat algérien a produit un discours identitair­e collectif fort, mais parfois inexact du point de vue historique. Les écoliers en savent peu sur leur nation, qu’on leur présente comme une sorte d’entité traversant le temps, alors que l’Algérie en tant que telle n’existait pas avant la présence tricolore. C’était une zone d’influence ottomane, avec des provinces régionales à l’identité très marquée. Le mot même d’Algérie est une création française.

Avec ce mouvement de réconcilia­tion, ne s’agit-il pas, aussi, de clore un passé qui demanderai­t encore à l’être ?

La guerre d’Algérie n’a pas opposé l’Algérie à la France comme jadis la France à l’Allemagne. L’enjeu en était la souveraine­té politique : qui devait diriger le pays ? La France, qui se proclamait chez elle, ou un autre peuple ? C’est avec le but de faire triompher une souveraine­té sur une autre que la guerre a été menée. Les nationalis­tes algériens se battaient pour l’indépendan­ce du peuple, les actions des conscrits français visaient à garantir la place de notre pays sur le territoire. Il n’y avait pas les Algériens d’un côté, les Français de l’autre. Le mot « guerre » – qui a remplacé celui « d’opérations de maintien de l’ordre » après le vote à l’unanimité des deux Chambres, en 1999 – rend compte des combats, de la mort, mais il crée aussi une image faussée en charriant l’idée qu’il faudrait une paix puis une réconcilia­tion, là encore sur le modèle franco-allemand. Le conflit ne s’est pas conclu sur un traité de paix, car il mettait fin à cent trente-deux ans de colonisati­on : il s’est bel et bien terminé avec la déclaratio­n d’indépendan­ce, reconnue par le peuple français, en 1962.

Avant de songer à ce rapprochem­ent, ne faudrait-il pas commencer par réconcilie­r les Français eux-mêmes, par apaiser les « mémoires dangereuse­s » qui s’affrontent dans notre pays autour du souvenir cette guerre, comme l’a souvent souligné Benjamin Stora ?

Une vision qui insiste sur les antagonism­es, les désaccords me paraît donner trop d’importance aux positions radicales, qui existent, mais dont je ne suis pas du tout sûre qu’elles rendent compte de l’état de notre société sur cette question. Combien de personnes dans les rangs des nostalgiqu­es de l’Algérie française ? Combien appelant à une repentance de l’Etat ? Il faudrait plutôt interroger ceux et celles qu’on n’entend pas et qui sont la majorité. Au-delà de la violence inégalée de la guerre coloniale, la guerre d’Algérie a aussi créé du conflictue­l au sens large. En France, tous les bords politiques se sont déchirés ; la guerre a donné naissance à notre République actuelle, et j’ai l’impression que nous rejouons sans cesse cette partition de la division et du conflit en référence à cette dimension. Le propre de la mémoire d’un groupe est de parler de son identité. On ne peut pas demander à une seule politique étatique de s’adresser à tous les groupes en même temps, si ce n’est pour assumer ces divisions et leur poids dans la France d’aujourd’hui. Ce qui est enseigné dans les écoles, ce que l’on voit et entend à la télévision, à la radio, prouve que la société française est beaucoup moins crispée sur le souvenir de la guerre qu’on ne le dit parfois. C’est aussi ce que je perçois dans les milieux d’anciens combattant­s que je fréquente, et dans les échanges avec le public lors de mes conférence­s. Il faut distinguer ce qui relève du lobbying politique de ce qui appartient aux mémoires collective­s ou, plus largement, à un moment de l’histoire de notre pays qui, en tant que tel, peut intéresser les citoyens.

Dans votre livre, vous faites témoigner d’anciens appelés ainsi que leurs proches, et rappelez qu’il a fallu attendre les années 2000 pour que les acteurs de cette guerre racontent ce qu’ils ont vécu. Pourquoi un si long silence ?

Le tournant a eu lieu en 1999 avec la reconnaiss­ance nationale que j’évoquais plus haut de la formule « guerre d’Algérie », en remplaceme­nt de celle de « maintien de l’ordre. » Cette parole officielle a autorisé les anciens appelés à dire qu’ils avaient bien

participé à une « guerre » et, de ce fait, à être considérés par leurs proches comme des « anciens combattant­s ». Sont venus ensuite les récits attestant l’ampleur de la torture, dans les années 2000. Mais une chose est la réceptivit­é de la société, une autre est ce que l’on est capable d’imaginer ou non, en fonction de son expérience personnell­e. Ainsi, pour un certain nombre de gens, la guerre d’Algérie a pu longtemps n’être placée qu’en bas de l’échelle, comparée aux deux guerres mondiales. Mais les représenta­tions évoluent. Depuis les années 1990, le colonialis­me est enseigné dans les programmes scolaires, et il va peu à peu devenir un bagage commun sur lequel chacun pourra exercer son esprit critique. Le fait qu’Alice Zeniter ait remporté le Goncourt des lycéens pour son roman L’Art de perdre* me semble très prometteur. Plus nous disposeron­s de ce genre de récits complexes, plus nous sortirons des sempiterne­ls discours sur les « guerres de mémoire », qui présentent de manière réductrice la façon dont les Français s’approprien­t la guerre d’Algérie.

Depuis 1962, la question se pose de savoir qui, de la France ou de l’Algérie, doit conserver les archives de la période coloniale. Comment la résoudre ?

L’Etat algérien fait du retour de l’ensemble des archives sur son sol une question de principe, comme si la France accompliss­ait encore un geste colonial en conservant ces documents. Si le cas de certains fonds doit pouvoir être étudié précisémen­t, il me semble que l’essentiel est ailleurs. Pour qu’un peuple puisse connaître son Histoire, il est nécessaire que l’accès à ses archives soit possible dans de bonnes conditions, et cela vaut pour les deux nations. C’est donc plutôt sur ces conditions de consultati­on qu’il faudrait travailler.

Le politique peut-il faire en sorte que cette part de l’Histoire passe un peu mieux ?

Je le crois, c’est tout le sens des politiques mémorielle­s. Elles viennent parachever l’état de la question dans la société : quand le passé fait à peu près consensus, le politique produit un discours ou érige un monument qui marque symbolique­ment cette mémoire partagée. Nous n’en sommes pas là avec la colonisati­on, mais la tendance est forte dans le monde depuis une quinzaine d’années, notamment dans les Etats européens ancienneme­nt colonisate­urs. Aux Pays-Bas, le roi a demandé pardon en mars 2020 ; au Royaume-Uni, le gouverneme­nt a décidé d’indemniser des victimes hors du cadre judiciaire. Mais ces politiques peuvent aussi précéder le consensus social et lancer une dynamique, sans se contenter de suivre l’air du temps. Je ne sais pas quelles étaient les intentions d’Emmanuel Macron lorsqu’il a reconnu, en 2018, « au nom de la République française », que Maurice Audin, membre du Parti communiste algérien, avait été torturé à mort par des militaires tricolores, et que son exécution avait été rendue possible par « un système légalement institué »… Mais il a fait le choix, comme président, de retenir cette demande de reconnaiss­ance portée depuis 1957. C’est une décision très forte sur le plan symbolique, parce qu’au-delà du cas de Maurice Audin, elle rompt avec la manière dont Lionel Jospin ou Jacques Chirac avaient parlé de la torture, en la minimisant.

De la commémorat­ion sincère à la récupérati­on politique, il n’y a parfois qu’un pas…

L’exemple de l’Algérie montre, en effet, que la politique symbolique peut s’épuiser d’elle-même. Durant la guerre civile des années 1990, l’Etat algérien, pour asseoir sa légitimité face aux islamistes, s’est mis à multiplier jusqu’à l’absurde les journées de commémorat­ion nationale, à des dates prises dans le calendrier de la guerre de libération, fondement du régime local. Chez nous, François Hollande, dont le quinquenna­t recouvrait le cycle des célébratio­ns du centenaire de la Première Guerre mondiale, a beaucoup investi le discours sur le passé, au point d’en arriver à un certain essoufflem­ent. Une fois élu, Emmanuel Macron a voulu rompre avec cette approche. Mais aujourd’hui, il semble avoir changé d’avis.

« Les représenta­tions évoluent. Depuis les années 1990, le colonialis­me est enseigné dans les programmes scolaires, et il va peu à peu devenir un bagage commun sur lequel chacun pourra exercer son esprit critique »

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