L’ère de la vengeance, par Sylvain Fort
Nous assistons à un changement d’époque, par lequel le désir de vérité assume d’être destructeur.
Les anciens Grecs possédaient un système judiciaire assez sophistiqué et une culture du droit et de la justice très développée. Une part de leur héritage littéraire est liée à des procès retentissants ayant donné lieu aux grands discours de Lysias ou Isocrate, ou à la dramaturgie inoubliable de l’Apologie de Socrate. Les Grecs cependant croyaient aussi en des puissances obscures qui agissaient plus sûrement et plus violemment que la justice des hommes. Les dieux grecs étaient partisans et vengeurs. Ils dépêchaient, pour punir des divinités de la vengeance, les Erinyes, qui avaient pour mission de persécuter les coupables avant de les entraîner aux enfers. Ainsi, la notion même de vengeance portait en elle quelque chose de sombre, d’immaîtrisé, d’arbitraire autant qu’implacable que ne contient pas la justice divine des monothéismes : les dieux des monothéismes punissent et foudroient. Les dieux grecs torturent, supplicient, tourmentent, et la mort n’est que le stade final d’une longue souffrance. Nous assistons au retour des Erinyes.
De Trump à Camille Kouchner
Angela Merkel a qualifié le bannissement de Donald Trump par les plateformes de « problématique ». Oui, il est problématique du point de vue des maximes universelles de la morale. Si l’on est kantien, en somme. Mais le contexte n’est pas celui-là. C’est celui d’une guerre civile. Donald Trump a activé ses partisans pour venger sa défaite. En retour, des dirigeants de plateformes ont activé leurs technologies pour se venger de Donald Trump. Oublions les CGU, un supposé droit au numérique, le premier amendement. Chacun lutte avec ses armes pour l’emporter. A la vengeance de Trump a répondu la vengeance de la Tech américaine. En suscitant ou en cautionnant l’insurrection, en inspirant l’embrasement, Donald Trump a mis en branle la vengeance dont il est désormais l’objet. Ses déclarations iréniques successives n’y pourront rien changer. Ni morale ni justice ici ne prévalent. D’autres forces sont à l’oeuvre, plus viscérales, plus radicales. Dans un ordre non plus politique mais intime, une autre vengeance fait rage. Celle de Camille Kouchner sur son beau-père, Olivier Duhamel. La justice jadis aurait pu passer, mais la victime de l’innommable ne l’a pas requise en son temps. D’où la vengeance. Le livre de Camille Kouchner n’est pas seulement un témoignage, c’est un bûcher des vanités. C’est une oeuvre littéraire, écrite dans une certaine langue. Elle interpelle le coupable, le tutoie, le rudoie, utilise un langage cru, brut, sans académisme ni fioritures ; délibérément familier ou vulgaire, mais aussi sophistiqué qu’une arme : une mécanique létale. Quand les recours sont épuisés, quand le silence s’est fait, il reste la vengeance. Le langage en est, on le sait, une ressource. La Familia grande est un livre, mais aussi un acte. Violence pour violence.
En dehors du règne de la morale
Plusieurs institutions culturelles se demandent quel sort elles doivent réserver à l’oeuvre de Claude Lévêque, aujourd’hui accusé de viol par des hommes dont l’adolescence a été dévastée par l’artiste-ogre. Empire exercé sur de jeunes garçons, actes sexuels abusifs déguisés de passion amoureuse, mutisme social, aveuglement (volontaire ou non) des entourages. Les témoignages sont glaçants. Revoici donc la sempiternelle question de l’homme et de l’oeuvre, brandie par les directeurs de musées et de fondations. Peut-on laisser vivre une oeuvre dont l’auteur fait l’objet de plaintes aussi pesantes – oeuvre dont, par ailleurs, plusieurs moments laissent transparaître cette proximité avec une adolescence sexualisée, une enfance désirée (les néons reprenant des écritures d’élèves, les photos idéalisant le corps du jeune homme à peine pubère) ? Ces questionnements sont fondés, mais l’époque les balaie. Elle observe que Claude Lévêque s’est de lui-même placé en dehors du règne de la morale. Il a joué au roi des Aulnes, il aura affaire à de singuliers démons. La justice est saisie, mais les Erinyes sont déjà en chemin. Violence pour violence.
L’hubris des tyrans est resté intact
Faut-il réprouver la vengeance simplement parce qu’elle n’attend pas le verdict des juges ? Assurément, nos repères tremblent. La justice désormais n’appartient plus aux juges. Le Bien et le Mal ne s’enferment plus dans la convention sociale. La violence reçue ne tend plus l’autre joue. Le linge sale ne se lave plus en famille. Le désir de vérité assume d’être destructeur. C’est un changement d’époque. Nous croyions que la tolérance démocratique, la liberté des moeurs, le culte de l’individu mettraient un terme aux secrets et aux souffrances silencieuses de la société traditionnelle – qu’on s’employait à moquer –, mais aussi à l’hubris des tyrans. Il n’en a rien été. Notre modernité prétendument libérée et transparente a perpétué les crimes de l’ancienne et en a inventé de nouveaux. Elle a par trop affranchi les puissants en discréditant des normes morales qui n’étaient là que pour protéger les faibles. Nos démocraties pleines de leur bonne conscience n’ont pas empêché le délire criminel des démagogues. Nous pensions avoir inventé la cité radieuse et nous nous retrouvons dans une vision de Rimbaud : « … de ma fenêtre, je vois des spectres nouveaux roulant à travers l’épaisse et éternelle fumée de charbon, – notre ombre des bois, notre nuit d’été ! – des Erinyes nouvelles… »