L’âge Pivot ou chroniques des Jeunes Octogénaires parisiens
Dans … mais la vie continue, roman d’inspiration autobiographique, l’ex-animateur d’Apostrophes fait le tour des heurs et malheurs de la vieillesse. Un formidable bréviaire, une lecture pour tous.
« A 80 ans, “Comment vas-tu ?” n’est plus une formule de politesse, c’est une question médicale », note ironiquement le narrateur, qui évoque avec esprit les embarras d’estomac, de prostate, l’arthrose...
On ne se refait pas. En rentrant aux alentours de 23 heures, ce 6 janvier 2021, de l’enregistrement de l’émission La Grande Librairie dont il était l’invité « exceptionnel », Bernard Pivot songe à la première question qu’il se serait posée s’il avait conduit l’entretien : « Comment allez-vous ? » Difcile de mettre en sourdine plus de cinquante-cinq ans de métier… François Busnel, lui, a préféré « Qu’avez-vous ajouté à votre vie ? » après avoir rappelé les sept résolutions (« ne jamais me plaindre », « être de bonne humeur », « entretenir ma curiosité », « ajouter »...) concluant le livre … mais la vie continue du célèbre journaliste littéraire. Alors, comment allez-vous, Bernard Pivot ? Mieux. Voire presque bien, après une année 2020 source de maux sévères sur lesquels l’ex-président de l’académie Goncourt ne souhaite pas – par pudeur ou exorcisme – s’appesantir. Une santé recouvrée plus que souhaitable vu la semaine tonitruante que l’auteur est en train de vivre : Les Matins de France Culture dès potron-minet le 4 janvier puis, dans la foulée, le Boomerang d’Augustin Trapenard sur France Inter ; RTL le lendemain, avant d’enchaîner avec Europe 1, France 5, Arte, RFI, LCI... Un lancement en fanfare, à faire pâlir de jalousie les plus capés de nos écrivains. De quoi prouver qu’à 85 ans, l’ex-animateur d’Apostrophes et de Bouillon de culture n’a rien perdu de son capital de sympathie ; de quoi convaincre, aussi, de la qualité de son nouveau livre, un roman d’inspiration autobiographique plein de sagesse et de malice sur les heurs et malheurs de la vieillesse. Un nouvel opus qui aurait dû sortir il y a un an, mais qui, pour cause de Covid-19 et de confinement, nous arrive aujourd’hui lesté d’un chapitre consacré à ce virus qui « tue l’amour et l’amitié ». Retour à La Grande Librairie, diffusée en direct du pavillon Gabriel, à Paris. Arrivé d’un pas alerte à 20 heures, le héros du jour, costume gris à rayures, chemise bleue, cheveux et sourcils blancs, s’en remet avec bonhomie au plumeau de la maquilleuse, bref exercice source d’anecdotes : « Il n’était pas rare, confie-t-il, lorsque j’allais saluer mes invités pendant leur maquillage, qu’en les voyant je change au dernier moment l’ordre de leur passage. » Timides et angoissés en queue de peloton... Bernard Pivot, lui, est juste inquiet de la longueur de l’émission : une heure et demie. Pour se rassurer, il convient avec François Busnel d’un petit geste (frottement d’une main sur l’autre) qui accélérera s’il le faut la venue des « invités surprises », en l’occurrence François-Régis Gaudry, chroniqueur culinaire sur France Inter et ex-journaliste de L’Express (auteur d’On va déguster l’Italie, Marabout), le pâtissier Sébastien Gaudard, la pianiste Claire-Marie Le Guay et Erik Orsenna, compagnon de route venu présenter le sixième tome de son Petit précis de mondialisation (Fayard/Stock), consacré... aux cochons. « Si j’avais su qu’Orsenna était de la partie, je ne me serais pas inquiété », s’amusera au terme de l’émission le créateur des Dicos d’or, qui connaît le bagout de l’académicien français. C’est donc sous une forme romanesque que Bernard Pivot a choisi de traiter la grande affaire du genre humain : la vieillesse. Dans ce … mais la vie continue, qu’il a tenu à enrober d’un bandeau afchant un facétieux « l’âge Pivot », le journaliste littéraire aborde avec une belle dose d’autodérision et une élégance certaine les affres mais aussi les menus plaisirs (positivisme oblige) du quotidien des seniors. Un sujet pas forcément très glamour, mais l’auteur s’en tire en beauté grâce à la constitution d’un « gang » gouailleur de vieux, les « Jeunes Octogénaires parisiens », ou JOP. Ils sont huit, hommes, femmes, plus ou moins argentés, entre 70 et 95 ans, à se retrouver au moins une fois par mois pour fêter leurs anniversaires respectifs dans de bons restaurants. Parmi eux, Nona, l’aînée, seul personnage réel (confie Pivot), exceptionnelle nonagénaire, pleine de vie et d’envies, et Guillaume Jurus, le narrateur et animateur de la bande (que François Busnel a nommé Gabriel, un lapsus en rapport avec le lieu d’enregistrement, on imagine), éditeur à la retraite, veuf mais amoureux d’une « jeunette » de 64 ans. Entre eux, pas de jérémiades ni de lamentos, mais de jolies joutes et de belles confidences. L’anti-Ehpad, en quelque sorte – leur repoussoir à tous. En toute logique, la santé tient une place de choix dans les conversations de la bande des huit. « A 80 ans, “Comment vas-tu ?” n’est plus une formule de politesse, c’est une question médicale », note ironiquement le narrateur, qui évoque avec esprit les embarras d’estomac, de prostate, l’arthrose... « Je peux tenir dix minutes sur une douleur intercostale, s’amuse le Pivot en chair et en os, les gens adorent les maux de second rayon. » De même, les problèmes de mémoire sont-ils abondamment abordés lors des agapes des « octos », qui recherchent désespérément qui un nom propre, qui une date. La perte de l’esprit d’à-propos, la terreur de croiser l’un des « quatre cavaliers de l’apocalypse » – cancer, infarctus, AVC, Alzheimer –, la peur du naufrage du corps, le psittacisme grandissant (ouvrez vos dicos), l’informatique récalcitrante sont autant de thèmes convoqués avec lucidité et franchise.
Bref, « vieillir, c’est chiant », s’exclame Guillaume Jurus. Pour autant, la colonne des « plus » du grand âge n’est pas vide, bien loin de là : l’acquisition d’une certaine philosophie de la vie (« A 20 ans, on s’attache. Par conviction. A 80, on se détache. Par sagesse. »), l’apprentissage du goût de la lenteur, la lutte contre les petits renoncements de tout ordre, la rêvasserie, la lecture, éternelle consolation (du chroniqueur littéraire du JDD) et enfin, tabou suprême, l’amour charnel pratiqué avec attention et patience, « moment d’invincible éternité ». En fait, et c’est ce qui rend ce livre éminemment sympathique et recommandable pour les lecteurs de tous âges : Bernard Pivot ne cède à aucun des travers du « c’était mieux avant » auquel s’adonnent à loisir les bileux et autres ronchons. Sur son ordonnance, « les antidotes de l’humour et de la gaieté ». On ajoutera à cette prescription une curiosité permanente, qui fait du diplômé du Centre de formation des journalistes, promotion 1957, un éternel passionné de l’actualité. Mixant la fiction et le réel, Bernard Pivot égrène aussi au fil des pages, comme autant de coups de chapeau, les noms de quelques fidèles, tels Me Vincent Tolédano, l’avocat de l’académie Goncourt, Pierre Perret, l’ami de toujours, Francis Esménard et Richard Ducousset, ses « vieux potes » d’Albin Michel, Nicole Lattès, l’amie éditrice, le merveilleux Jean-Paul Caracalla, qui a cassé sa pipe à 97 ans. Au passage, il profite de ce bréviaire pour glisser avec gourmandise quelques expressions un rien surannées telles que « laisser pisser le mérinos », « enfourcher son dada », « avoir du foin dans ses bottes », « faire sa sucrée », « ventre afamé n’a pas d’oreilles » ou « courir le guilledou »... Autant de formules dont il se délecte, et nous aussi. Comme François Busnel, parions que Bernard Pivot se serait posé cette question : « Comment souhaitez-vous mourir ? » « En lisant Paul-Louis Courier, La Fontaine ou Giono, tout en écoutant Mozart », répondit l’interviewé. Non sans ajouter « le plus tard possible, bien sûr »...W
… MAIS LA VIE CONTINUE PAR BERNARD PIVOT.
ALBIN MICHEL, 224 P., 19,90 €.