Le phalanstère en ruines
Fervents du sensationnalisme, passez votre chemin, amis des belles lettres, ce livre est pour vous. Car La Familia grande n’est pas un brûlot dénonciateur destiné à livrer à la vindicte populaire le beau-père de l’auteure (le constitutionnaliste Olivier Duhamel, jamais cité), mais un premier livre, impressionnant de maîtrise et de profondeur, au style impeccable. Oui, Camille Kouchner, 45 ans, maître de conférences en droit, produit ici une oeuvre littéraire, une fresque passionnante, à partir d’une histoire familiale tristement banale, mais exceptionnelle par ses protagonistes. Aucun nom de famille, si ce n’est ceux des parents. Seuls les prénoms sont donnés… « Ma mère est morte le 9 février 2017 » : ainsi s’ouvre La Familia grande. La mère en question (le mot « maman » n’est employé que deux fois) n’est autre que la politologue Evelyne Pisier, grande figure de l’intelligentsia décédée à l’âge de 75 ans. Autour de son cercueil, au cimetière de Sanary, Camille, Victor son jumeau, Colin l’aîné, Luz et Pablo, les deux enfants adoptés. Et, un peu plus loin, entourés d’un silence lourd et hostile, les « gens de l’enfance », « la famille recomposée » : « On dirait qu’ils voudraient que l’on regrette et que l’on disparaisse », note l’auteure. La scène est terrible, on en a le coeur en feu et les os glacés, comme la narratrice. Commence alors le récit, qui propulse le lecteur d’un monde quasi paradisiaque dans le cauchemar d’une vie rongée par la culpabilité. Camille Kouchner s’attarde sur cette mère tant aimée, née en Indochine, fantasque, féministe, fumeuse invétérée, amante, à 23 ans, de Fidel Castro, agrégée de science politique et de droit public, aux principes éducatifs libertaires. Une mère qui a quitté son mari pour ne plus subir ses absences perpétuelles. Le mari, Bernard (Kouchner), gastro-entérologue, héros déserteur et colérique, a choisi de sauver les enfants des autres... Un jugement sévère qui s’adoucira beaucoup plus tard. Dans la galerie de portraits trônent Paula, la grand-mère tentaculaire, femme magnifique à la Marilyn Monroe, divorcée deux fois, reine des luttes idéologiques et des câlins, et Marie-France, la cadette fusionnelle d’Evelyne, remarquée par Trufaut à 16 ans, comédienne et romancière. Puis arrive, page 53, le beau-père, jeune prof de droit public enthousiasmant, bottes à la John Wayne, mélange de Michel Berger et d’Eddy Mitchell. « Il me portait, me rassurait, me donnait confiance », écrit Camille. Entre Paris et la propriété familiale de Sanary, sorte de phalanstère pour tous, la fête bat son plein. Mais, en 1988, le choc : la grand-mère magnétique se suicide. Déflagration, Evelyne s’emmure, se met à boire, et, bientôt, Victor confie à sa jumelle à propos du beau-père adorée : « Il m’a caressé et puis tu sais… Si tu parles, je meurs. J’ai trop honte. » Cela a duré deux ou trois ans. Le silence s’enracine, la culpabilité s’immisce comme un poison. Il faut protéger Evelyne... C’était il y a trente ans.
LA FAMILIA GRANDE PAR CAMILLE KOUCHNER.
SEUIL, 208 P., 18 €.