L'Express (France)

Nuits de la lecture, nuits du partage autour des mots

Pour sa 5e édition, la manifestat­ion organisée par le ministère de la Culture prend de l’ampleur. Des centaines de lectures nocturnes résonneron­t, du 21 au 24 janvier, dans des bibliothèq­ues, des librairies, sur la Toile... En guise d’apéritif, L’Express

- MARIANNE PAYOT ET PAULINE LEDUC

Tahar Ben Jelloun, entre espoir et désespoir

Avec le miel et l’amertume, Tahar Ben Jelloun signe un mélodieux roman polyphoniq­ue pourtant habité de silence. L’académicie­n Goncourt nous entraîne sur son terrain de prédilecti­on, dans les confins de son pays natal, le Maroc. Là, dans le sous-sol d’une maison cossue de Tanger, un couple vit reclus. Ils sont vieux, douloureux et ne se supportent plus. Elle est pingre, il est lâche, et chacun s’abîme dans la haine de l’autre, rempart à la culpabilit­é et au chagrin qui les rongent depuis « la tragédie ». Leur fille s’est suicidée après avoir été violée par un homme qui lui faisait miroiter la publicatio­n de ses poésies. Seul son journal intime, qu’on découvre par extraits, détient les clefs du drame. L’adolescent­e n’a rien dit, ils n’ont rien vu. Le non-dit règne. Comme souvent chez Tahar Ben Jelloun, la fiction se nourrit d’une exploratio­n sans complaisan­ce de la société marocaine. Grâce au mouvement de balancier qui rythme le texte – où les voix qui se succèdent fouillent le passé pour appréhende­r le présent –, on reconstitu­e le fil de ces vies abîmées. Un mariage arrangé, la naissance de l’enfant chérie puis de ses frères, le bonheur fugace, le manque d’argent, les exigences de la mère se heurtant à l’intégrité du père. Grain de sable dans la mécanique d’« un pays où la corruption est devenue une économie parallèle et indispensa­ble », il finit par en devenir un des rouages. Il ne le pardonnera jamais à sa femme. Pas plus qu’à lui-même. Baigné de mélancolie et de nostalgie, ce poignant roman réussit, pourtant, à conjuguer à merveille espoir et désespoir.

EXTRAIT

Ce matin, j’avais le coeur serré. Pour apaiser mon mal, j’ai ouvert la chambre de Samia. Cela ne m’était pas arrivé depuis longtemps. Ses affaires sont toujours là. La chambre est telle qu’elle l’a laissée le jour de la tragédie. J’ai ouvert le placard. J’ai regardé ses petites robes ; j’en ai pris une, je l’ai mise sur mon visage et j’ai respiré profondéme­nt son odeur. L’odeur de ma fille. Le parfum de sa vie. Les traces de ses secrets. J’ai pris une chemise et l’ai sentie comme on sent une fleur. Je me suis assise sur le bord du lit et j’ai pleuré longtemps. Cela me soulageait. Mon coeur n’était plus serré. Mais j’avais toujours mal, mal au fond de mon être. « Je ne sais pas comment font les autres, moi, je n’y arrive pas. Je suis brisée, amputée, cruellemen­t frappée, anéantie, et je dois continuer à faire semblant, semblant de vivre, de soigner mes maladies, de m’occuper de mon mari qui croit qu’il est malade, de penser à mes enfants, d’imaginer l’avenir qui sera plein de trous. La terre a tremblé sous mes pieds et un gouffre m’a attirée vers le fond. J’avoue avoir cédé facilement à la force qui m’y emmenait. Je pensais qu’en me laissant aller, en me laissant faire, j’en aurais fini avec la souffrance. « Dans des moments de grande lucidité, je me demande comment notre couple, parti pour vieillir avec sagesse, est devenu une monstruosi­té. Tant de haine, tant de hargne ! Cela ne nous ressemblai­t pas. A présent, notre enfer est bien installé, il a pris ses marques, il s’est accoutumé à nos humeurs de plus en plus mauvaises, il s’est adapté à nos manies, à nos faiblesses et aussi à notre volonté morbide de dire le mal, de faire le mal. Et je ne vois pas comment faire autrement, comment apaiser la situation, comment redevenir des personnes normales, aimantes, amicales, généreuses et surtout heureuses de vivre. » (Pages 21 et 22)

LE MIEL ET L’AMERTUME PAR TAHAR BEN JELLOUN.

GALLIMARD, 256.P., 20 €.

Giulio Cavalli, le maître de l’apocalypse

Un roman qui fait l’effet d’une claque et résonne telle une clameur qui nous viendrait d’un lointain continent. A l’autre bout de la mer, paru en Italie sous le titre Carnaio (« carnage »), de Giulio Cavalli, journalist­e, dramaturge et homme politique de 43 ans – très engagé dans la lutte contre la Mafia –, ne laisse pas le lecteur indemne. De la première à la dernière page de cette dystopie, on est en effet emporté par une vague de stupeur et d’effroi, dopée par un tsunami de phrases haletantes et de descriptio­ns salées sur la nature humaine. L’histoire ? DF, petite ville balnéaire typique de la Botte, avec ses pêcheurs, son maire, son commissair­e, son curé, son médecin, son entreprene­ur…, découvre, échoué sur la plage, le corps d’un jeune homme « noir, pas très noir, africain sans doute », puis un deuxième cadavre, puis quatre autres, puis une centaine… Tous de taille, poids et âge identiques, et aucun naufrage à l’horizon ! Jour après jour, d’immenses vagues déversent des milliers de corps sur la plage de la bourgade. Devant l’inertie de Rome, DF s’organise, dresse une digue, prend son indépendan­ce, utilise les cadavres comme autant de matériaux lucratifs. Une métaphore ébouriffan­te de l’hypocrisie et l’indifféren­ce de l’Occident.

EXTRAIT

Vingt-quatre mille sept cent douze cadavres compta l’armée nationale atterrie à DF en fin de journée, le pas déjà fatigué à l’idée d’être confrontée à la mort sans l’adrénaline du meurtre. Vingt-quatre mille sept cent douze corps, certains découpés en morceaux, comme si une pluie de chair humaine effilochée s’était abattue sur la ville. L’effroi suscita un choc internatio­nal, une production cinématogr­aphique sans coûts de production ni temps perdu en castings et en création de décors, avec un scénario déjà écrit. Le mot DF fut prononcé dans toutes les langues du monde, la ville était radiograph­iée, échographi­ée, décrite dans ses moindres recoins. Chaque image, écrite ou enregistré­e, était une injection de dopamine offerte au marché blanc de la chronique noire. On filmait la place, ah qu’elle était belle notre place, bredouilla­ient les femmes en larmes émergeant de la forêt de micros américains, anglais, italiens, russes, français, arabes et africains, qu’elle était belle notre place stridulaie­nt-elles accablées par la douleur d’une journée interminab­le, et pendant ce temps les hommes qui répondaien­t que non, ils ne pouvaient pas être interviewé­s, ils devaient s’occuper de leur ville et retrouver leurs morts car la vague plus pulpeuse qu’aqueuse avait également tué ce jour-là à DF quatorze personnes, quatorze concitoyen­s qui eurent le malheur d’être au mauvais endroit au mauvais moment comme le dit la vieille formule absolutoir­e qu’on répète depuis des siècles pour donner un sens à tout en évitant de s’en remettre au hasard, et ces quatorze habitants de DF furent le pic du déchiremen­t, le baume pour la trame de la douleur, les quatorze visages dont on cracherait les photos d’identité pour accompagne­r la tragédie, ils furent la preuve que cette vague et celles qui pourraient arriver et qui sait où elles arriveront étaient non seulement un châtiment infligé aux morts mais aussi un risque pour les vivants, et être tué par un mort est une chose inentendab­le, inracontab­le dit le maire Peppe Ruffini ; alors qu’il implorait l’armée, le président de la République, tout le conseil de tous les ministres et tous les hommes de tous les ministères, il répétait que DF est le centre du monde qui glisse vers l’horreur. » (Page 74) À L’AUTRE BOUT DE LA MER PAR GIULIO CAVALLI, TRAD. DE L’ITALIEN PAR LISE CAILLAT. ÉD. DE L’OBSERVATOI­RE, 224 P., 20 €.

Emmanuelle Dourson, la virtuose

En voilà un étonnant premier roman, récit incandesce­nt d’une chronique familiale avec, en point d’orgue, un final sur la Sonate opus 111 de Ludwig van Beethoven sous les lambris du Palau de la Musica de Barcelone. C’est au rythme de la musique, mais aussi de la poésie et de l’épopée (celle d’Ulysse), que la Belge Emmanuelle Dourson, née en 1976, a composé une partition à cinq personnage­s, contée par une narratrice mystérieus­e qui se révèle être la mère de famille, défunte… Le livre s’ouvre sur un homme, Jean, qui entend à la radio que sa fille Albane, pianiste prodige qui a rompu les amarres il y a quinze ans, va bientôt se produire en Espagne. Puis on suit Clélia, la soeur, épouse d’Yvan, l’ex-compagnon d’Albane (source de la discorde et de l’exil de la cadette aux Etats-Unis), Katia, leur fille… Bien qu’affaibli, Jean décide d’aller à Barcelone, dans le fol espoir de renouer avec son Albane adorée. L’harmonie familiale sera-t-elle au rendez-vous ? Réponse au terme d’un flamboyant exercice de style.

EXTRAIT

La pensée d’Albane se propageait puis se dissolvait dans la tiédeur matinale. Le soleil était encore loin du zénith mais il progressai­t sans s’arrêter, il atteindrai­t bientôt son point culminant – la persévéran­ce, c’était la leçon à tirer du soleil, jamais las, jamais indisposé, une constance absolue –, il fallait profiter de l’espace tranquille qu’il venait d’ouvrir pour se lever, se vêtir, sortir, faire quelque chose de cette journée avant de commencer les répétition­s. Albane songeait “répétition­s” et l’impatience la gagnait. Elle aurait déjà voulu être sur scène, avoir surmonté les doutes et la peur. Sentir autour d’elle l’épaisseur du silence avant la musique. Elle se tordait les mains en pensant à la neuvième mesure – quatrième variation, second mouvement –, celle où la main gauche rejoignait la droite, non pour la chevaucher mais la frôler seulement. En répétition, Albane s’arrêtait chaque fois à cet endroit-là. Avant, ça n’arrivait pas – avant le grand départ et la rencontre de Sonya, quand elle jouait encore dans la gare de Marseille et que les jeunes s’arrêtaient autour d’elle. Mais depuis qu’elle vivait en Amérique, elle s’arrêtait là, au leggiermen­te, en plein milieu du second mouvement de la sonate opus 111 de Ludwig van Beethoven. Ses doigts s’envolaient presque au-dessus du clavier puis quelque chose se cassait : lorsque ses mains se touchaient, la tension qu’elle avait maîtrisée jusque-là se brisait. Depuis qu’elle avait quitté le Vieux Continent, elle n’avait plus osé jouer l’opus 111 en public et l’avait réservé aux studios d’enregistre­ment. « Demain soir, il faudrait surmonter la rupture. Survoler le leggiermen­te sans que personne remarque l’intervalle infime qui risquait de se glisser entre les deux mesures – infime et immense. Franchir l’abîme. Une faille aussi large et profonde que la vallée du Rift pour un tardigrade en transhuman­ce après la sixième extinction des espèces. « Après le leggiermen­te, il faudrait raccorder la tension, parce que tout l’enjeu du mouvement était de maintenir la flamme, de la contenir sans l’étouffer, de la faire entrevoir, parfois, sans jamais la révéler. Une fureur sourde, une montée de magma sans coulée de lave. » (Pages 159 et 160)

SI LES DIEUX INCENDIAIE­NT LE MONDE PAR EMMANUELLE DOURSON. GRASSET, 254 P., 20 €.

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