L'Express (France)

« La susceptibi­lité des réseaux sociaux impose la loi du silence »

Religion, mais aussi genre, sexualité, identité... La philosophe regrette l’extension des domaines proscrits au commentair­e. « Un poison mortifère pour la démocratie », alerte-t-elle.

- PROPOS RECUEILLIS PAR ANNE ROSENCHER

Aquelquesj­oursd’intervalle, deux secousses médiatique­s nous amènent à questionne­r l’évolution, en France, des relations entre la presse, les réseaux sociaux et la liberté d’expression. Le 11 janvier, l’intellectu­el Alain Finkielkra­ut provoquait une très vive indignatio­n pour des propos tenus lors de sa chronique hebdomadai­re sur LCI au sujet de l’affaire d’inceste incriminan­t Olivier Duhamel (le politologu­e est accusé d’avoir abusé de son beau-fils, alors jeune adolescent) : « Ce que fait normalemen­t la justice, c’est qu’elle recherche le cas dans sa singularit­é. Mais là, quand on demande “Y a-t-il eu consenteme­nt ? A quel âge ont eu lieu les faits ? Y a-t-il eu une forme de réciprocit­é ?”, on vous tombe immédiatem­ent dessus. » Après que cet extrait a enflammé Twitter, la chaîne a décidé d’arrêter, dès le lendemain, la collaborat­ion d’Alain Finkielkra­ut, et a retiré l’intégralit­é des trente minutes de chronique de son site Internet.

Le 19 du même mois, c’est un dessin de Xavier Gorce paru dans la newsletter du Monde qui mettait les réseaux sociaux – ainsi que des lecteurs et une partie de la rédaction du quotidien – en émoi : « Si j’ai été abusé par le demi-frère adoptif de la compagne de mon père transgenre devenu ma mère, est-ce un inceste ? » s’y interrogea­it un jeune pingouin. Quelques heures plus tard, Le Monde s’excusait dans un court texte d’avoir publié ce dessin : « Il peut en effet être lu comme une relativisa­tion de la gravité des faits d’inceste, en des termes déplacés vis-à-vis des victimes et des personnes transgenre­s. » Dans la foulée, c’est cette fois Xavier Gorce qui décidait de mettre fin à près de vingt ans de collaborat­ion avec le journal, estimant que la confiance n’y était plus. Sur ces deux événements, sur ce qu’ils représente­nt, sur la question des réseaux sociaux, de l’ironie, de la souveraine­té éditoriale et de la liberté d’expression, nous avons interrogé la philosophe Elisabeth Badinter.

Que vous inspire l’éviction d’Alain Finkielkra­ut de LCI après la polémique suscitée par ses propos sur l’affaire Olivier Duhamel ?

Elisabeth Badinter C’est un signe, je crois, que les médias commencent à se soumettre aux réseaux sociaux. Il y a manifestem­ent un souci de plus en plus grand de prendre en compte les opinions qui s’y manifesten­t, voire une peur d’y être brocardé pour avoir donné une tribune à telle ou telle idée, laissé passer tel ou tel mot dans un article, tel ou tel dessin… Et je dois dire que j’ai été surprise que LCI, dans le cas d’Alain Finkielkra­ut, ou que Le Monde, dans le cas de Xavier Gorce, se soient sentis obligés de « supprimer », ou de s’excuser. Ce sont des médias puissants – une chaîne de télévision et un journal de référence – qui, néanmoins, semblent fébriles face aux indignatio­ns des réseaux sociaux. Ce qui veut dire qu’une minorité est en train d’imposer sa loi à la majorité : la loi du silence.

Vous éprouvez le même sentiment pour le cas du Monde, qui n’a pas retiré le dessin de Gorce, mais s’est excusé de l’avoir publié sur son site ?

Oui, car Le Monde s’est empressé de s’excuser parce qu’il y avait une poussée d’indignatio­n sur les réseaux. Ces « affaires » déclenchen­t en moi le même pressentim­ent, la même crainte que j’avais eus lors du procès des caricature­s de Charlie Hebdo en 2007, auquel j’étais témoin. J’avais l’intuition que si l’on condamnait le journal pour ces dessins, eh bien le silence s’imposerait peu à peu dans la société : plus personne n’oserait critiquer une religion ou s’en moquer. Les choses ne sont pas de la même nature dans les deux affaires récentes dont nous parlons, mais cela procède tout de même de l’extension du domaine des sujets ultrasensi­bles. Cela ne concerne plus seulement les religions, mais aussi la sexualité, les identités, le genre – en l’occurrence, Le Monde craignait que les personnes transgenre­s se sentent humiliées par le dessin. Je trouve que l’extension des domaines interdits au commentair­e va très vite. Quand, par peur d’offenser, de choquer, de déplaire, une société s’astreint au silence, c’est un poison. Un poison mortifère pour la démocratie.

Ces médias font valoir, néanmoins, qu’ils exercent leur souveraine­té éditoriale. Et qu’ils ont désormais le souci

de problémati­ques qui n’étaient jusqu’alors pas assez prises en compte à leur sens…

Les journaux ont leur ligne éditoriale à eux, c’est leur droit le plus absolu. Pour autant, la façon dont on a interdit à Alain Finkielkra­ut de pouvoir s’expliquer au moins une dernière fois à l’antenne sur ce qu’il pensait être un malentendu est dérangeant­e : cette façon de refuser la parole à quelqu’un me semble plus que discutable. En ce qui concerne le cas de Xavier Gorce, c’est plus compliqué. On a vu dans les diverses réactions des lecteurs du Monde – parce que le quotidien a eu l’honnêteté de publier tous les types de réactions qu’il

a reçus – que si certains s’indignaien­t du dessin, d’autres étaient très critiques à l’égard des excuses de la direction. Je ne sais pas quelle part ces lecteurs-là représente­nt, mais en tout cas, pour eux, la saillie de Gorce ne portait pas atteinte à la ligne de « leur » journal. Dans cette affaire, je pense qu’il y a eu à tout le moins un malentendu entre le dessinateu­r et la rédaction.

Au delà des cas particulie­rs des uns et des autres, le problème ne vient-il pas de l’effet d’intimidati­on que peuvent susciter ces déconvenue­s ?

Oui, il y a un effet d’intimidati­on. Et, j’ajouterai, un effet de prescripti­on pour

le reste des médias. Le Monde n’en est certes pas au point du New York Times, qui a purement et simplement supprimé le dessin de presse de ses pages il y a un an et demi. Il ne faut pas exagérer. Néanmoins, quand on est un titre aussi prestigieu­x que Le Monde, on n’est pas quitte de s’interroger sur les effets qu’auront des excuses aussi rapides et aussi contrites pour le seul fait d’avoir publié un dessin. C’est un signal, une injonction adressée à tous les autres médias de « faire attention » : gare, on ne peut pas tout dire ! Même quand c’est légal. Même quand c’est discutable. Dans la foulée, je crains que d’autres titres s’interdisen­t par avance des opinions, des articles, des dessins parce qu’ils provoquera­ient la susceptibi­lité de certains. Car c’est bien de cela qu’il s’agit, non plus de critères rationnels ou légaux. Le ressenti des réseaux sociaux dicte de plus en plus sa loi aux médias. Cela étant dit, le cas d’Alain Finkielkra­ut me semble plus grave. Après son éviction, l’intellectu­el a écrit un texte pour s’expliquer, en s’en tenant à une argumentat­ion purement juridique. Un nombre important de titres ont refusé de le publier. La décision de LCI a impression­né, intimidé, et a fait office de règle.

Les défenseurs de ce nouveau politiquem­ent correct réfutent le constat d’un silence qui s’imposerait peu à peu. Ils en veulent pour preuve que certains de leurs pourfendeu­rs les plus virulents trouvent quotidienn­ement à s’exprimer – ce que certains regrettent, y voyant une licence dangereuse – sur CNews, Sud Radio, etc.

Une précision d’abord : la liberté de parole et la liberté d’opinion sont universell­es, ou alors elles n’existent plus. Tout le monde a le droit de s’exprimer dès lors, bien entendu, que l’on n’attaque pas les individus, que l’on n’incite pas à la haine ou à la violence. Bref, du moment que l’on respecte le cadre heureuseme­nt fixé par la loi. On n’interdit pas aux membres du Rassemblem­ent national ou à l’extrême gauche de s’exprimer, et c’est bien ainsi. Par ailleurs, je pense qu’une part de la

radicalisa­tion de la parole en cours, notamment sur les réseaux sociaux, répond à l’irrésistib­le ascension du politiquem­ent correct, qui veut incarner la morale. On ne peut pas imposer durablemen­t le silence à une partie de la population sans qu’il y ait une réaction de plus en plus violente. C’est ainsi. Faire entrer un nombre croissant de personnes dans la catégorie de la mal-pensance – ce qui leur vaut d’être canceled, c’est-à-dire excommunié­s des médias dits progressis­tes – ne peut susciter qu’une autre forme de violence. Plus vous intimidere­z les débatteurs de bonne foi – ceux qui doutent et sont ouverts au débat –, et plus vous organisere­z le succès des plus virulents qui, eux, continuero­nt de s’exprimer. Plus vous chasserez certaines sensibilit­és des médias traditionn­els, plus vous en verrez progresser la version la plus radicale ailleurs. C’est pourquoi j’ai peur pour nos démocratie­s. C’est un mal qui ronge la culture occidental­e. Une chose est sûre : la violence des mots sera de plus en plus grande face à cette injonction au silence.

Votre positionne­ment universali­ste, peu en vogue chez les néoféminis­tes notamment, vous vaut régulièrem­ent

de faire l’objet d’indignatio­ns virulentes sur la Toile. Cela vous intimide-t-il ? Et vous sentez-vous désormais persona non grata dans certains titres ou médias ?

J’ai un privilège inouï : j’ignore tout des réseaux sociaux ! Autrement dit, je ne sais pas tout le mal que l’on y dit de moi et qui pourrait m’impression­ner. C’est une merveilleu­se liberté. Quant à votre deuxième question, oui, il y a des médias où je ne suis plus la bienvenue. C’est leur droit, et moi c’est mon droit de continuer à dire ce que je pense.

Mais cela ne vous intimide jamais ?

Non, pas vraiment. Mais j’ai quand même remarqué chez moi un soin plus important à choisir mes mots. Je vois bien qu’il y a des mots interdits aujourd’hui. Des mots qui à eux seuls peuvent susciter des colères. Or mon objectif est inverse. Même si je ne parviens pas à convaincre, je peux essayer de susciter la réflexion, laquelle ne fait pas bon ménage avec la colère.

L’écrivain américain Douglas Kennedy regrettait récemment dans Le Monde la disparitio­n du sens de l’ironie, « ce point de vue qui accueille l’ambiguïté », « contrepoid­s nécessaire au

dogmatisme ». Vous qui êtes une spécialist­e de Voltaire – philosophe de l’ironie s’il en est –, en prononcez-vous, vous aussi, la mort clinique ?

Absolument. C’est le propre de ce mouvement qui nous mène au silence. L’ironie et l’humour ne sont apparemmen­t plus admissible­s quand on parle de sujets très sensibles aujourd’hui dans notre société. Pourtant, l’ironie et l’humour nous sortent du dualisme obligé (Bien vs Mal) dans lequel on veut nous enfermer, et ils permettent le doute. C’est un facteur supplément­aire à mon inquiétude. Une société sans liberté d’expression, c’est une démocratie en perdition.

Pensez-vous qu’il y ait une dimension génération­nelle à ce phénomène ?

Oui. J’ai déjà eu l’occasion de dire à quel point j’étais préoccupée de ce qui se passait dans certaines université­s, où une nouvelle génération est élevée avec des critères bien différents des nôtres. Cela ne peut que se répandre plus encore. Les journalist­es sortent souvent de ces université­s ou d’écoles comme Sciences po. Y règne désormais une instructio­n absolument opposée à ce qui était nos idéaux il y a trente ans. Pour le meilleur ou pour le pire ?

 ??  ?? « Je vois bien qu’il y a des mots interdits aujourd’hui », constate l’intellectu­elle.
« Je vois bien qu’il y a des mots interdits aujourd’hui », constate l’intellectu­elle.

Newspapers in French

Newspapers from France