Attention, voici l’Eliot Ness de l’UE
Patronne du tout nouveau Parquet européen, Laura Kövesi va avoir du pain sur la planche. Car les 750 milliards d’euros du plan de relance aiguisent l’appétit des fraudeurs.
Son tableau de chasse a de quoi faire trembler les criminels en col blanc de toute l’Europe. En cinq années à la tête de la direction nationale anticorruption de Roumanie, Laura Kövesi et ses 110 procureurs ont inculpé plus de 5 000 personnes, dont 39 députés, 14 sénateurs et autant de ministres. Ainsi que deux chefs de gouvernement, Adrian Nastase et Viktor Ponta. Dans ce pays, « le taux de condamnation dépasse les 90 % », se félicite l’Eliot Ness du Vieux Continent, un sourire de fierté aux lèvres. C’est cette incorruptible de 47 ans d’un naturel timide qu’a choisie Bruxelles pour prendre la tête du nouveau Parquet européen (ou Bureau du procureur général européen), et veiller sur ses « magots » : les 1 074 milliards d’euros du futur budget de l’Union européenne (UE) et les 750 milliards du plan de relance. Pour protéger ses intérêts financiers, l’UE possède déjà l’Office européen de lutte antifraude (Olaf ), mais celui-ci n’effectue que des enquêtes administratives. Prérogative nationale jusqu’à ce jour, les enquêtes judiciaires relèveront désormais du Parquet européen, du moins pour les 22 Etats membres qui ont accepté d’y souscrire – le Danemark, l’Irlande, la Suède, la Pologne et la Hongrie n’y participent pas. C’est au Luxembourg, dans une tour de verre proche de la Cour de justice de l’UE, que cette instance vient d’emménager. L’heure est aux préparatifs. Si les 22 procureurs européens (un par pays) ont déjà prêté serment, les recrutements sont loin d’être achevés : fin janvier, seuls six Etats membres avaient désigné leurs procureurs délégués, qui seront des relais nationaux. Pas sûr, donc, que Kövesi et ses fins limiers puissent commencer leurs travaux au 1er mars. « Pour démarrer, il me faut au moins un procureur délégué par pays », indique la patronne. La France, qui doit en nommer cinq, est parmi les retardataires. Afin d’épauler les magistrats dans leurs investigations et débusquer avoirs et biens suspects, Laura Kövesi a déjà embauché une trentaine d’enquêteurs financiers et d’analystes. « J’attends le feu vert de la Commission pour en faire venir 42 autres, précise-t-elle. C’est le minimum, surtout avec les 750 milliards du plan de relance. Plus il y a d’argent, plus cela intéresse les criminels. » Ceux-ci lorgnent déjà sur ce pactole, s’inquiétait récemment le ministère de l’Intérieur italien dans un rapport. « Le plan européen fait de l’économie verte l’une de ses grandes priorités, renchérit Davide Del Monte, ancien directeur du bureau transalpin de l’ONG Transparency International. Or ce secteur est infiltré depuis des années par le crime organisé. » Une menace qu’illustre parfaitement le cas de Vito Nicastri. Cet homme d’affaires lié à la mafia sicilienne blanchissait de l’argent sale dans des fermes éoliennes, ce qui lui a valu le surnom de « seigneur du vent » et plusieurs années de prison. « Aucun pays n’est propre », assure Laura Kövesi. Et certains, qui le sont encore moins que d’autres, pourraient se montrer réticents à coopérer avec le Bureau. En particulier la Bulgarie, dont le procureur général, Ivan Geshev, a été accusé par le président de la Cour de cassation, Lozan Panov, de protéger oligarques et politiciens. « J’ai conscience des problèmes », reconnaît Laura Kövesi, qui se garde de stigmatiser
P. 42. Attention, voici l’Eliot Ness de l’UE P. 43. Grèce : opération dissuasion contre la Turquie
— P. 44. Italie : Sergio Mattarella,
le vieux sage dans la tempête
un Etat plutôt qu’un autre. Contacté, l’exprocureur bulgare Andrey Yankulov est pessimiste : « En Bulgarie, il y a un manque de volonté d’enquêter sur les fraudes au plus haut niveau, déplore ce membre de l’Anti-Corruption Fund. Les procureurs désignés pour rejoindre le Parquet européen risquent de n’être indépendants que sur le papier, car ils sont sélectionnés par les autorités et retourneront au parquet général à la fin de leur mandat. » Pour se prémunir de telles situations, le Bureau a mis en place un système imparable : les enquêtes bulgares seront supervisées par trois procureurs d’une autre nationalité. « Il en sera ainsi pour chaque Etat membre », précise Laura Kövesi. On comprend mieux, dès lors, pourquoi Viktor Orban, le Premier ministre hongrois, s’est gardé d’intégrer ce dispositif. « Cela exposerait au grand jour la corruption de son régime », explique Jozsef Peter Martin, directeur du bureau de Transparency International à Budapest. Dénoncée par l’Olaf, la « fraude organisée » d’un marché de lampadaires publics au profit du gendre du dirigeant magyar avait par exemple été classée sans suite par le parquet hongrois… Le détournement des subventions communautaires n’est qu’un des délits financiers auxquels vont s’attaquer la procureure générale et ses équipes. L’UE les a également chargés d’enquêter sur les escroqueries transfrontalières à la TVA de plus de 10 millions d’euros. Le montant du préjudice annuel pour les Etats membres est astronomique : 50 milliards d’euros, selon la Commission. Grande avancée en termes d’efficacité : le Parquet européen aura le pouvoir de mobiliser directement les enquêteurs nationaux des 22 pays participants, sans passer par des demandes d’entraides judiciaires. L’enjeu autour de ces fraudes est énorme car, actuellement, seul 1,1 % des sommes est récupéré, estime Europol, l’agence de coordination des polices européennes avec laquelle le Bureau collaborera étroitement. Ce dernier devrait recevoir quelque 2 000 dossiers par an, dont un certain nombre pourrait concerner des puissants du même acabit que les criminels envoyés dans les prisons de Roumanie par Laura Kövesi. Rien qui ne fasse peur à cette exbasketteuse de haut niveau : « En matière de pression publique, je ne manque pas d’entraînement. »