Un monde mené par les gazoducs ?, par Bruno Tertrais
L’acheminement controversé de l’énergie fossile mêle enjeux commerciaux et différends politiques.
Aen croire certains commentateurs, la géopolitique du gaz serait à la racine des grands rapports de force internationaux – au point d’être la cause de conflits ou d’interventions militaires. Ces thèses trouvent un écho chez les politiques. Jean-Luc Mélenchon a réduit les guerres d’Afghanistan ou de Syrie à « une histoire de gazoducs ». La consommation de gaz a connu, ces dernières années, une forte croissance, et sa part dans la production mondiale d’énergie est passée, en cinquante ans, de 16 à 23 %. D’où la multiplication des pipelines. Personne ne nierait leur importance géopolitique. La construction d’un gazoduc (comme d’ailleurs celle d’un oléoduc) facilite l’exportation vers les pays consommateurs et peut accroître leur dépendance vis-à-vis d’un Etat producteur. Le choix du tracé est crucial : les pays de transit bénéficient d’un droit de péage, mais peuvent aussi menacer de couper l’approvisionnement. S’il s’agit d’une zone de guerre, celui-ci peut être menacé par les effets des combats. L’alimentation de l’Europe en gaz russe a toujours été un sujet politique. La construction à cet effet d’un pipeline via l’Ukraine avait suscité une grave crise transatlantique dans les années 1980, Washington craignant que ses alliés ne deviennent trop dépendants de Moscou. Aujourd’hui, l’achèvement du Nord Stream 2 fait face à l’opposition de l’Amérique et de l’Europe centrale ; Berlin et Moscou s’efforcent donc de le terminer au plus vite afin de mettre l’administration Biden devant le fait accompli. Il est vrai que l’intérêt de la Russie est de contourner l’Ukraine, ce qu’elle a déjà commencé à faire avec Yamal-Europe et Nord Stream 1. En Méditerranée orientale, où des réserves majeures ont été découvertes ces dix dernières années, l’Europe et ses partenaires proposent le gazoduc EastMed, auquel la Turquie s’oppose : il menacerait le statut de hub énergétique qu’elle convoite, et passerait par une zone maritime qu’elle estime sienne. Ces différends politiques masquent aussi parfois des enjeux de concurrence économique : la montée en puissance des exportations américaines de gaz n’est sans doute pas pour rien dans l’opposition de Washington à Nord Stream 2, par exemple. Mais suggérer que l’on fait la guerre pour un gazoduc n’est pas sérieux. Dans les exemples proposés, la chronologie et la géographie ne collent pas, et les critiques se réfèrent généralement à de vagues projets abandonnés ou non rentables. L’Afghanistan ? Dans les années 1990, le Turkménistan cherchait à contourner le territoire russe, et la firme américaine Unocal avait participé à un projet de pipeline via l’Afghanistan, mais s’en était retirée en 1998. La Syrie ? Les projets d’exportation du gaz moyen-oriental via ce pays imaginés dans les années 2000 – d’un côté par l’Iran, de l’autre par le Qatar – étaient déjà mort-nés au début de la guerre. Et ils n’étaient nullement vitaux pour les exportateurs concernés. Le Caucase ? Le gazoduc venant d’Azerbaïdjan (Bakou-TbilissiErzurum) ne passait pas par les territoires sous occupation arménienne, ils n’étaient donc pas un enjeu dans la récente reconquête azerbaïdjanaise. Et faire la guerre pour un pipeline n’aurait pas de sens. Ce serait coûteux et risqué, alors que d’autres solutions existent presque toujours. D’autant que le gaz naturel liquéfié, transitant par voie maritime, s’impose de plus en plus, y compris parce qu’il permet de s’abstraire largement des contraintes politiques. Les guerres n’ont pas besoin de l’explication néomarxiste réductionniste – frisant parfois le complotisme – qui caractérise le discours de ceux qui mettent en avant « l’enjeu gazoducs ». D’autant plus que les pipelines peuvent aussi favoriser les bonnes relations entre Etats. La dépendance est à double sens : le fournisseur ne peut se brouiller avec ses gros clients.