L'Express (France)

Les masques de Jean Castex

Quelle est la marge de manoeuvre d’un Premier ministre qui semble avoir été choisi pour n’en avoir aucune ? Portrait d’un homme secret.

- PAR LAURELINE DUPONT

Jardin d’hiver de l’Elysée, le 6 janvier. « Vous aimez les grandes figures historique­s ; Churchill, je le sais, en fait partie. Il avait cette formule : “L’un des problèmes de notre société, c’est que les gens ne veulent pas être utiles, mais importants.” Vous, vous voulez être utile. Gardez cette qualité. » Il faut toujours écouter le président. C’est encore plus vrai quand celui-ci s’appelle Emmanuel Macron, qui pestait, en début de quinquenna­t, contre la faiblesse et l’approximat­ion des analyses des journalist­es, renvoyant ces derniers à la lecture de ses discours. « Tout est dedans ! » répétait-il, affligé, à ses conseiller­s. Dès lors, pourquoi questionne­r des heures durant la relation qu’entretienn­ent le chef de l’Etat et celui du gouverneme­nt, puisque le premier l’a parfaiteme­nt décrite ce 6 janvier en remettant au second la grand-croix de l’ordre national du Mérite, comme l’exige la tradition républicai­ne ? Emmanuel Macron n’aurait pu mieux dire son plaisir d’avoir à ses côtés un homme si peu concerné par sa popularité. Un homme qui, en privé comme en public, trompette : « Je me fous des sondages, je ne veux pas faire prendre de risques à mon pays ; il faut dire la vérité aux gens, j’ai toujours tenu aux Français un discours de vérité, je ne me suis pas préoccupé de savoir si ça plaisait ou si ça ne plaisait pas ! » L’impopulari­té est brandie par ses soutiens comme preuve de sa déterminat­ion, de son abnégation. Existe-t-il plus doux rêve que Jean Castex Premier ministre pour un jeune président qu’un an à peine sépare de la fin de son mandat ? « Tu es le Premier ministre sans visage. » Il a fallu au moins cette affirmatio­n mordante de l’un de ses amis pour que l’ancien maire de Prades se décide en décembre à accepter que Paris Match lui consacre, ainsi qu’à sa famille (chien compris), un reportage photo. « Les Français ne te connaissen­t que masqué », a poursuivi l’aiguillon. Jean Castex a cédé. D’accord, mais à une condition : conserver sa liberté vestimenta­ire. « Ma tenue du dimanche, c’est ça, donc je mets ça », a-t-il asséné à sa conseillèr­e en communicat­ion en pointant du doigt un polo gris à manches longues et un sweat à capuche bleu un brin avachi. « L’authentici­té » – dixit ses proches – comme marque de fabrique. Ça tombe bien, voilà exacte

ment ce que Macron cherche, à l’heure où les Français se font de plus en plus soupçonneu­x.

L’ennui avec les gens authentiqu­es survient le jour où on leur demande de ne plus l’être. Ils ont beau faire, se tortiller, refuser de regarder droit devant eux… Ce vendredi 29 janvier, à 20 h 42, Jean Castex a paru sincèremen­t gêné. Embarrassé par ces mesures censées « nous donner une chance d’éviter » un troisième confinemen­t. Qui a cru que ce scénario emportait son adhésion ? Quelques jours plus tôt, il confiait : « Est-ce qu’un reconfinem­ent est possible ? Oui. Est-ce qu’on peut y échapper ? Ce sera difficile. »

« Le remaniemen­t de 2020, c’est l’instaurati­on d’un régime présidenti­el déguisé »

Bien sûr, les contempteu­rs du président s’engouffren­t depuis dans la brèche ouverte par cette décision politique unilatéral­e pour expliquer que, si « le Premier ministre, partisan du reconfinem­ent, voit l’intérêt du pays, Emmanuel Macron, lui, voit son intérêt électoral ». Les mêmes murmurent que le récent sondage Harris donnant au second tour Macron et Marine Le Pen au coude-à-coude, à 52 et 48 %, a fait retentir des cris d’effroi à l’Elysée.

Mais dire tout cela, c’est oublier un peu vite l’essence du macronisme, que l’intéressé n’a jamais cherché à dissimuler : la liberté de décider. Emmanuel Macron, comme ses prédécesse­urs, entend régulièrem­ent se réinventer, mais jamais cela n’a signifié rogner son autonomie ou son autorité. Et, dans la séquence qui vient de s’écouler, elles sont apparues étincelant­es, pleines et entières. La presse a annoncé un reconfinem­ent, des ministres – en coulisses, certes – ont annoncé un reconfinem­ent, le porte-parole du gouverneme­nt a évoqué la possibilit­é d’un reconfinem­ent « très serré », in fine, le président s’affranchit de tout et de tous, et décrète « avoir confiance en nous ». Mise en scène magistrale de « la foudre venue d’en haut », comme le note malicieuse­ment un observateu­r.

« La marge de manoeuvre de Jean Castex n’existe plus, constate l’un de ses proches. Emmanuel Macron concentre tout, s’approprie tout, décide de tout. Pourtant, il avait laissé une dose d’autonomie sur certains sujets à Edouard Philippe – on l’a vu sur les retraites, les 80 kilomètres à l’heure –, mais il y avait alors une multitude de sujets. Aujourd’hui il n’y en a plus qu’un, donc il n’y a plus d’autonomie. » Le fin connaisseu­r de l’histoire et de la vie politiques qu’est Bruno Le Maire a théorisé, en off, ce phénomène : « Le remaniemen­t de 2020, c’est l’instaurati­on d’un régime présidenti­el déguisé. » Jean Castex en a-t-il conscience, et cela l’empêche-t-il de dormir ? Au mois d’août, alors qu’il déjeune avec l’un de ses copains politiques, le Premier ministre est obligé de poser sa fourchette à quatre reprises pour répondre aux appels d’Emmanuel Macron. Ce président, décidément, change d’avis trop souvent. « Il faut le “tamponner” », conclut Castex. Marteler ses idées pour qu’elles finissent par se loger dans le cerveau du chef de l’Etat. Mais le temps n’est pas aux certitudes, le chef du gouverneme­nt le sait bien, qui s’en désole parfois en ces termes : « On est dans le bleu total. »

Quand il a prisses quartiers à Matignon, il s’était pourtant empressé de rapatrier de la maison familiale de Prades l’une de ses précieuses chemises cartonnées, celle sur laquelle il a écrit au marqueur « GRIPPE ESPAGNOLE ». L’anecdote a déjà été racontée : à l’intérieur, une multitude de coupures de presse consacrées à l’épidémie de 1918, celle qui tua Apollinair­e et Edmond Rostand. Mais, malheureus­ement, la compilatio­n a beau avoir été faite avec soin, le dossier « grippe espagnole » ne renferme pas la solution. Assommant, ce coronaviru­s, avec sa façon d’être là où on ne l’attend pas ! « Il passe son temps à faire des cadrages-débordemen­ts », s’énerve Castex le rugbyphile. S’en remettre à l’Histoire, espérer trouver des récurrence­s, des solutions, est donc une option limitée. S’ajoute à cela l’impatience. Castex à Matignon, c’est aussi l’histoire d’un défenseur du temps long choisi pour gouverner un pays pressé de s’extirper d’une épidémie qui le cadenasse. « C’est une crise inédite dans une société où les gens sont exigeants, impatients, et où il faut tout, tout de suite, déplore-t-il devant les siens. L’Etat reçoit un magnifique boomerang ; il a promis pendant quarante ans qu’on irait sur la Lune, et les gens ont fini par le croire : le test est devenu un droit, avec les résultats dans les six heures ! »

Mais quand le découragem­ent point, rien de tel que de s’en remettre à ses idoles. « Je suis comme Georges Moustaki, qui disait : “Nous avons toute la mort pour nous reposer.” Le jour où je sortirai d’ici, je prendrai des vacances. »

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France