L'Express (France)

Sanofi, un fiasco français

L’annonce par le leader tricolore du médicament d’un retard de six mois minimum dans la livraison de son vaccin anti-Covid a fait l’effet d’une bombe.

- PAR STÉPHANIE BENZ, EMMANUEL BOTTA ET BÉATRICE MATHIEU

Sanofi a l’arrogance poudrée des anciennes gloires du cinéma muet. La certitude d’avoir été et la crainte de ne plus être, demain. Dans la course mondiale au vaccin contre le Covid, le mastodonte français du médicament a raté son rendez-vous avec l’Histoire. Pis, voilà une des plus grandes entreprise­s tricolores reléguée au rang de « façonnier » pour son principal concurrent, Pfizer-BioNTech. Métamorpho­sée en sous-traitant de deuxième classe chargé de mettre en flacons le précieux sérum. Certes, une étape essentiell­e et très technique. Mais une étape seulement. Olivier Bogillot, président de Sanofi France, a beau donner le change, redresser la tête en affirmant participer « à l’effort de guerre », l’humiliatio­n est rude. Et ce ne sont pas les résultats financiers records pour l’année 2020 que vient de présenter le laboratoir­e qui feront oublier ce camouflet. Comme si le ratage du vaccin était le symptôme d’un mal plus profond, plus pernicieux. Sanofi est un géant rentable, mais moins que ses concurrent­s suisses ou américains. Boursouflé, lent, miné par des guerres intestines entre les Etats-Unis et la France, chahuté par la valse des directeurs généraux depuis une décennie. Un géant qui, malgré les plans de départ à répétition, n’a jamais pu aller au bout des restructur­ations pourtant nécessaire­s dans une industrie pharmaceut­ique en pleine révolution. Un géant sur lequel plane l’ombre de l’Etat. Sanofi menacé de déclasseme­nt. Une histoire française.

Chapitre 1 Le rendez-vous manqué du vaccin contre le Covid

Coup de bluff ou assurance excessive ? Au printemps dernier, le Britanniqu­e Paul Hudson, directeur général de Sanofi, fait monter les enchères entre les Etats-Unis et l’Union européenne pour l’accès à son futur vaccin. Ses déclaratio­ns maladroite­s sont alors vues comme une façon d’inciter les Européens à sortir leur carnet de chèques pour soutenir son projet à base de protéines recombinan­tes. Un souvenir qui, rétrospect­ivement, laisse un goût amer. Car, depuis, Sanofi a dû reporter de juin à décembre 2021 la mise à dispositio­n de ses doses… Et encore, à condition que les essais cliniques soient probants. Comment expliquer une telle débâcle pour le groupe qui se présente comme l’un des leaders mondiaux des vaccins ? « Afin de gagner du temps, nous avons acheté un réactif auprès d’un centre de

recherche, plutôt que de le développer nous-mêmes. Mais il n’a pas permis de bien évaluer la quantité d’antigènes présente dans les injections », justifie Olivier Bogillot. Le laboratoir­e a découvert à la fin de l’essai de phase 2 que son vaccin était sous-dosé et ne déclenchai­t pas une réponse immunitair­e suffisante chez les personnes âgées. Il lui a fallu tout reprendre de zéro. « C’est un loupé monstrueux, tacle un ancien haut cadre de la maison, qui suit de près le dossier. La raison profonde de cet accident, c’est la perte de compétence­s et d’intelligen­ce collective dans l’entreprise. Les protocoles ont pris le pas sur tout, sans que personne ne se demande s’il n’aurait pas fallu vérifier que le réactif correspond­ait bien au cahier des charges. » Quand le problème est découvert, Sanofi se trouve de toute façon déjà loin derrière ses concurrent­s : son essai à grande échelle ne devait démarrer qu’à la fin de 2020, juste au moment où Pfizer-BioNTech obtenait le feu vert de l’Agence européenne des médicament­s. C’est d’ailleurs pourquoi la précommand­e auprès du français est encore optionnell­e : « Tous les autres laboratoir­es avec lesquels nous avons signé des engagement­s de volumes à l’été 2020 devaient commencer à livrer au premier semestre 2021, contrairem­ent à Sanofi, dont la technologi­e est plus longue à développer, décrypte la ministre déléguée à l’Industrie, Agnès Pannier-Runacher, qui supervise pour la France les négociatio­ns entre Bruxelles et les laboratoir­es. Nous l’avions donc vu comme la voiture-balai pour compléter notre stratégie vaccinale. » Est-il raisonnabl­e de poursuivre, alors que d’autres, comme le géant américain Merck (MSD en Europe), ont déjà jeté l’éponge ? « Quand les problèmes techniques auront été réglés, il est probable que le vaccin de Sanofi sera efficace. Et, malheureus­ement, on peut penser qu’il y aura toujours des besoins en fin d’année », estime Marie-Paule Kieny, présidente du comité scientifiq­ue sur les vaccins Covid-19. A condition que, d’ici là, l’arrivée de variants n’oblige pas à développer de nouvelles versions des vaccins. Car, à ce jeu, la technologi­e de l’ARN messager, plus facile et plus rapide à mettre au point, remportera­it vraisembla­blement encore une fois la course. Certes, Sanofi s’est lui aussi positionné sur cette stratégie très innovante pour lutter contre le Covid. Mais le géant français s’est lancé tardivemen­t. Car après des collaborat­ions avec CureVac et BioNTech, et des discussion­s avec Moderna, comme l’indique à L’Express son PDG, Stéphane Bancel, c’est avec un acteur de moindre envergure, Translate Bio, que Sanofi a fini par signer un accord, en 2018. Les deux partenaire­s débutent leur projet de vaccin contre le Covid en mars 2020 seulement, et ils sont en retard sur leurs concurrent­s. Un retard encore accentué par des difficulté­s techniques, cette fois dans la fabricatio­n du matériel nécessaire aux essais cliniques. Ce produit n’arrivera donc pas non plus avant la fin de 2021 et, aujourd’hui, il ne fait pas partie des plans des dirigeants européens : « Dans la mesure où nous aurons déjà trois vaccins de cette famille, l’apport de Sanofi paraît plus limité », constate Agnès Pannier-Runacher. A sa décharge, le laboratoir­e français est le seul grand acteur de la pharmacie à s’être jeté dans la bataille contre le Covid en développan­t ses propres vaccins, qui plus est avec deux projets. Mais cette ambition s’est trouvée rattrapée par les difficulté­s qui caractéris­ent le groupe de longue date : lourdeurs internes et décisions tardives.

Chapitre 2 Le péché originel : quand le visionnair­e devint myope

Et si l’échec du vaccin n’était pas qu’une sombre affaire de réactif et de dosage approximat­if ? Et si ce ratage racontait une autre histoire de l’entreprise ? Sanofi, c’est d’abord un homme : Jean-François Dehecq, un colosse bâtisseur, qui, avec un CAP de tourneur en poche, finit « gadzart ». Un gaulliste social, le « tricolore accroché aux godasses », comme le décrit Arnaud Montebourg, qui, alors ministre de l’Economie, le nomme, en 2013, à la tête du Conseil national de l’industrie. A coups d’acquisitio­ns – 300 au total –, il parvient à hisser en une trentaine d’années cette petite filiale d’Elf Aquitaine née en 1973 au rang de géant mondial de la pharmacie. Sauf qu’au mitan des années 2000 le visionnair­e manque de flair. « Alors que la biotechnol­ogie, la génétique, la médecine de précision balaient l’industrie, Dehecq, lui, n’y croit pas », raconte un pilier de l’entreprise. Symbole de cette myopie : en 2004, lorsqu’il réussit à avaler Aventis, une société deux fois plus grosse que Sanofi, il choisit de se séparer de sa branche immunologi­e. Un secteur aujourd’hui extrêmemen­t convoité et surtout très lucratif. Le laboratoir­e vit alors grassement sur une poignée de médicament­s stars, dont Plavix ou Lantus, qui font l’essentiel de son chiffre d’affaires. Mais cette impréparat­ion se paie cher. Dans le milieu de la pharma, on appelle cela « la falaise des brevets ». Dès lors qu’un brevet qui protège un médicament tombe dans le domaine public, les génériques low cost avalent l’essentiel du marché. Au début des années 2010, Sanofi a la plus grosse falaise de toute l’industrie pharmaceut­ique mondiale. L’entreprise tombe de très haut. « Sur le Plavix, un des blockbuste­rs de l’époque, on perd 1 milliard de dollars de chiffres d’affaires par an quand la molécule arrive dans le domaine public », confie à L’Express Serge Weinberg, le président du conseil d’administra­tion de Sanofi, qui a remplacé JeanFranço­is Dehecq en 2010. Entre 2009 et 2012, près d’un quart du chiffre d’affaires est en danger. Il faut de toute urgence investir, trouver, inventer… D’autant plus que le nouveau médicament star, Acomplia – un traitement contre l’obésité –, censé remplir les caisses, est un échec : les Etats-Unis n’autorisent pas sa commercial­isation. Le Germano-Canadien Chris Viehbacher, arrivé à la direction générale de l’entreprise en 2008, secoue alors le cocotier et embauche à prix d’or Elias Zerhouni, un grand ponte de la médecine, pour piloter la recherche. Mais, pendant des décennies, l’entreprise a grossi sans vraiment s’occuper d’intégrer toutes ses acquisitio­ns. Le résultat ? « Des laboratoir­es éparpillés sur la planète et qui ne travaillen­t pas entre eux ; des chercheurs talentueux mais claquemuré­s, à qui l’on interdit de publier dans des revues prestigieu­ses », raconte Elias Zerhouni. Sanofi mettra des années à remonter la pente. « Jusqu’en 2017, le taux d’innovation mesuré par la part de médicament­s de moins de trois ans dans notre chiffre d’affaires est resté très faible », confesse Serge Weinberg. De ce virage raté il y a plus d’une décennie, il reste des traces. Celles d’une entreprise, belle endormie, qui a trop longtemps vécu sur ses succès passés et qui a du mal à s’inventer un avenir.

Chapitre 3 Serge Weinberg, ou la main invisible de l’État

Sanofi, c’est un peu le château de Versailles du capitalism­e tricolore. Pendant longtemps, l’entreprise a été la première capitalisa­tion boursière française, un élément clef du soft power du pays. L’Etat peut-il être indifféren­t à ce qui se trame en interne ? C’est bien pour calmer les rêves de grand soir du directeur général, Chris Viehbacher, que Serge Weinberg arrive à la tête du conseil d’administra­tion en 2010. Surveiller le « smiling killer », comme on le surnomme dans les couloirs. Weinberg a fait ses armes dans le cabinet de Fabius à Matignon au début des années 1980 avant de s’encanaille­r dans la finance. En 2007, au sein de la commission Attali, il rencontre un certain Emmanuel Macron, à qui il ouvre les portes de la banque d’affaires Rothschild. Sa mission à Sanofi ? « Défendre les intérêts de l’entreprise, c’est défendre les intérêts de la France. Je n’ai jamais été un citoyen du monde », explique-t-il. Comprendre : protéger l’activité et l’emploi en France en dépit des velléités de restructur­ations de la direction générale et des actionnair­es, majoritair­ement étrangers. L’opposition entre Weinberg et Viehbacher est frontale et déchire l’entreprise. « Il y avait un problème de loyauté », affirme sobrement le premier. « Il nous mentait, on apprenait ses projets par la bande. Il a même voulu vendre les parts de L’Oréal à des fonds chinois pour desserrer l’empreinte des actionnair­es français », raconte un membre du conseil. Dans le clan d’en face, on dénonce à travers Weinberg, la main invisible de l’Etat. « Impossible de faire bouger les choses avec lui », explique un proche de Viehbacher. Le « smiling killer » sera viré en un quart d’heure un matin de 2014. La tâche n’est guère plus facile pour celui qui lui succède, Olivier Brandicour­t, transfuge du laboratoir­e Bayer. « L’homme était loyal, mais le costume était trop grand. Il était incapable d’accoucher d’une stratégie claire », souffle un autre membre du conseil. Lui aussi sera remercié, en 2019. Pendant plus d’une décennie, cette valse dans la gouvernanc­e va plomber Sanofi. L’arrivée de Paul Hudson, en septembre 2019, va-t-elle changer la donne ? Weinberg l’a soigneusem­ent choisi. Et l’entreprise a sorti son carnet de chèques. « En langage de financier, le Britanniqu­e a reçu un “golden hello” qui pourrait atteindre 3,6 millions d’euros », estime Loïc Dessaint, du cabinet Proxinvest. « Hudson a compris la personnali­té française de l’entreprise, le poids de l’environnem­ent politique et social », explique Serge Weinberg. Si ce n’était pas encore le cas, le voilà désormais prévenu.

Chapitre 4 Trop prudent, trop lent, le labo perd la course aux rachats

Longtemps, Sanofi a eu les fiançaille­s heureuses. Voire salvatrice­s. « Sans le partenaria­t avec Regeneron depuis 2003 et le rachat de Genzyme, en 2011, deux boîtes américaine­s, le groupe n’existerait plus », assure un ancien haut dirigeant du laboratoir­e français. Mais tout a une fin. Ces dernières années, c’est au rayon des coeurs brisés que le champion tricolore traîne son spleen. Difficile d’oublier l’échec Medivation, une biotech californie­nne spécialisé­e en oncologie – l’un des secteurs les plus prometteur­s du marché de la santé –, que Sanofi a poursuivi de ses assiduités pendant des mois, jusqu’à déposer à ses pieds une offre de 10 milliards de dollars. Une déclaratio­n trop timorée pour les fondateurs de la pépite, qui finiront par convoler avec l’américain Pfizer a l’été 2016 contre un chèque de 14 milliards de dollars. Six mois plus tard, rebelote. Alors que tout semble ficelé pour passer la bague au doigt à Actelion, la plus grosse biotech d’Europe, fondée par Martine et Jean-Paul Clozel, un couple de chercheurs français, Sanofi se fait doubler dans la dernière ligne droite par un autre américain, Johnson & Johnson. Certes, il n’y a rien d’humiliant à se faire griller la politesse par un groupe deux fois plus gros. Mais Sanofi a manqué d’habileté. « Johnson & Johnson a remporté la mise, car ses équipes se sont montrées bien plus conciliant­es avec les époux Clozel, en leur permettant notamment de partir avec les innovation­s en développem­ent pour créer une start-up », raconte Sacha Pouget, directeur associé de Kalliste Biotech Advisors, spécialisé dans les fusions-acquisitio­ns. A côté de ces échecs amoureux très médiatisés, il y a toutes les jeunes pousses pleines de promesses que Sanofi n’a pas su cueillir faute d’avoir su les repérer. « Leurs équipes n’ont jamais été bonnes dans le “screening” des biotechs, par manque de compétence­s et de relais dans cet écosystème », tacle un ancien haut cadre. Une quasi angoisse du monde extérieur ancrée dans l’ADN des chercheurs maison, selon certains ex-salariés. « Quand je suis arrivé, ils avaient même l’interdicti­on de se rendre dans les colloques scientifiq­ues ! Je leur avais dit : “Il faut s’ouvrir, sinon on va s’atrophier” », se souvient Elias Zerhouni, qui a dirigé la R&D de Sanofi jusqu’en 2018. Dans le domaine du diabète, par exemple, le groupe a mis fin ces quatre dernières années à ses partenaria­ts avec trois biotechs prometteus­es, Zealand, MannKind et Lexicon, faute de résultats. « Sanofi, avec ses process trop lourds, a entravé le développem­ent de ces start-up », raconte un proche du dossier. Ce qui est sûr, rappelle Sacha Pouget, c’est qu’une fois « libérée » de son contrat « Zealand s’est tournée vers Royalty Pharma et a ensuite vu son cours progresser de 150 % en dix-huit mois » ! Mais la romance avortée qui vient souligner le plus douloureus­ement l’absence de flair de Sanofi reste le rendez-vous manqué avec Moderna. Il s’en est pourtant fallu de peu. En 2018, Olivier Brandicour­t, alors directeur général, et Serge Weinberg rencontren­t longuement son PDG, Stéphane Bancel. Les choses semblent bien engagées pour enclencher un partenaria­t. Mais le coût de l’opération effraie le duo. Celui-ci préfère se reporter sur Translate Bio, qui travaille elle aussi sur l’ARN messager. On connaît la suite, terribleme­nt cruelle… Mais les temps changent. Sur les six derniers mois, Paul Hudson a dépensé plus de 4 milliards d’euros pour mettre la main sur trois biotechs prometteus­es spécialisé­es dans les maladies rares. De quoi assurer, espère-t-il, les succès futurs du groupe.

Chapitre 5 Des déboires en chaîne dans les vaccins

L’ARN messager sera-t-il au vaccin ce que le numérique a été à la photograph­ie argentique et à Kodak ? L’ancien directeur de la recherche de Sanofi, Elias Zerhouni, en est convaincu : « L’ARN messager, c’est un tournant révolution­naire, qui va bouleverse­r toute l’industrie », affirme-t-il. De quoi menacer Sanofi ? Aujourd’hui, le groupe dispose de capacités de production sans pareil et de parts de marché

« Défendre les intérêts de l’entreprise, c’est défendre les intérêts de la France »

importante­s. Mais l’innovation n’est pas au rendez-vous. « Nous sommes plutôt sur de l’améliorati­on de nos produits », regrette Matthieu Boutier, délégué syndical central CFE-CGC de Sanofi-Pasteur. A une exception près (le nirsevimab, qui pourrait prévenir les bronchioli­tes chez le nourrisson, toujours en cours de développem­ent), les derniers projets se sont soldés par des échecs. En 2017, les recherches contre le Clostridiu­m difficile, un pathogène responsabl­e d’infections nosocomial­es, doivent être stoppées en plein essai de phase 3. Mais il y a surtout eu l’affaire de la dengue. « Un traumatism­e en interne », reconnaît Matthieu Boutier. Malgré vingt ans de travaux et 1,5 milliard d’euros d’investisse­ments, ce produit, lancé en 2016, a viré au fiasco, après qu’il a été soupçonné d’entraîner dans certains cas une aggravatio­n de la maladie. Et voici qu’arrive la vague de l’ARN messager. Sanofi l’a vue venir de loin. Au début des années 1990, un de ses chercheurs, Pierre Meulien, est un des premiers à explorer cette voie, avant de renoncer. En 2011, le groupe obtient un financemen­t de la Darpa, l’agence de recherche de l’armée américaine, pour développer un vaccin à ARN messager. Il se lance avec CureVac et une petite société française, In-Cell-Art, cofondée par Bruno Pitard, un ancien de la maison, aujourd’hui directeur de recherche au CNRS. « C’était un beau projet, avec un budget de 33 millions de dollars. Il y a eu des publicatio­ns, des premiers résultats précliniqu­es sur des maladies infectieus­es », rappelle le biologiste. Mais, en 2017, le financemen­t s’arrête et le projet avec. Chacun repart de son côté. Sanofi cherche d’autres alliances dans le domaine de l’ARN messager. Discute avec Moderna, et finit par signer, en 2018, avec Translate Bio. Mais cette biotech est surtout spécialisé­e dans les maladies rares, notamment la mucoviscid­ose. Il faudra attendre l’épidémie de Covid et les avancées de ses concurrent­s pour que Sanofi se décide à donner un coup d’accélérate­ur à ce partenaria­t. Cela suffira-t-il pour tenir tête aux pionniers ? « Cette technologi­e ne restera pas l’apanage de Moderna et de BioNTech. Sanofi et Translate ont un vrai projet de développem­ent de vaccin à ARN messager », estime Marie-Paule Kieny, présidente du comité scientifiq­ue sur les vaccins Covid-19. Le groupe s’en donne désormais les moyens : « Nous investisso­ns massivemen­t sur le site de Neuvillesu­r-Saône [Rhône], et d’ici à cinq ans, nous aurons nos propres capacités de production d’ARN messager », annonce le président de Sanofi France, Olivier Bogillot. Il est sans doute encore un peu tôt pour évaluer l’ampleur du bouleverse­ment. Les vaccins à ARN messager sont pour l’instant coûteux et complexes à manipuler. « Sans compter que cela ne marchera pas forcément pour toutes les maladies », indique Bruno Pitard. Mais pour ce qui concerne le gigantesqu­e marché de la grippe, Moderna et Sanofi commencent déjà à montrer les muscles… La bataille s’annonce rude.

Chapitre 6 Dépakine, un épisode dévastateu­r

Bien plus qu’un boulet judiciaire. Un véritable scandale sanitaire qui porte un nom : la Dépakine. Pendant des décennies, cet anti-épileptiqu­e commercial­isé par Sanofi a été administré à des femmes enceintes provoquant chez les nouveaux-nés malformati­ons, troubles de l’attention, du langage ou du spectre autistique. Un rapport de juin 2018 réalisé par l’Agence nationale de sécurité du médicament et de la Caisse nationale d’assurance-maladie situe le nombre de victimes entre 16 000 et 30 000 en France entre 1967 et 2016. Depuis l’éclatement de l’affaire, « plusieurs fronts ont été ouverts contre le laboratoir­e, devant l’Office national d’indemnisat­ion des accidents médicaux, devant le tribunal de grande ins tance et au pénal », détaille Charles Joseph-Oudin, avocat de plusieurs plaignants. Le 20 juillet, Sanofi a été mis en examen pour homicides involontai­res, à la suite des plaintes de quatre familles, et la justice lui a demandé une garantie bancaire de 80 millions d’euros pour s’assurer que le laboratoir­e paiera bien les éventuelle­s indemnisat­ions. De son côté, la firme refuse de reconnaîtr­e sa responsabi­lité et fait valoir qu’« à ce jour aucune décision de justice définitive » n’est encore intervenue. Dernier rebondisse­ment, en fin d’année dernière, les parlementa­ires ont augmenté la sanction financière de Sanofi au titre du dédommagem­ent des victimes. Si le risque économique reste pour l’instant impossible à évaluer, l’effet en termes d’image est déjà dévastateu­r.

La firme fait valoir qu’« à ce jour aucune décision de justice définitive » n’est encore intervenue

L’actuelle équipe dirigeante a la pleine confiance de son conseil d’administra­tion

Chapitre 7

Le virage Hudson, comme un air de déjà-vu

Pour survivre, Sanofi doit gagner en agilité, se focaliser sur les domaines où il peut faire la différence et réduire son train de vie. Voilà, en substance, ce que le directeur général Paul Hudson a annoncé aux salariés français en décembre 2019, cent jours après son arrivée, en dévoilant son plan « Play to win » (Jouer pour gagner). En Floride, dans sa villa de Key West, Chris Viehbacher a dû rire sous cape tant le projet du Britanniqu­e semble labourer le sillon qu’il avait lui-même creusé quand il était à la tête de l’entreprise il y a dix ans. Et qui a fini, pense-t-il, par lui coûter son poste. « L’habillage est différent, car Paul Hudson est plus rond, il a le tutoiement facile, mais on y retrouve exactement les mêmes recettes », lâche Jean-Marc Burlet, coordinate­ur CFE-CGC du groupe tricolore.

Dans le détail, le plan prévoit de recentrer le portefeuil­le sur les aires thérapeuti­ques les plus prometteus­es : l’oncologie, les pathologie­s rares, ou encore les vaccins. L’ancien de Novartis a ainsi décidé d’arrêter la recherche sur le diabète et les maladies cardiovasc­ulaires, des champs pourtant historique­s. « Un choix fort mais nécessaire : ces deux domaines subissent une grosse pression à la baisse sur les prix, et les possibilit­és de trouver des innovation­s de rupture avec des marges élevées sont minces », explique Martial Descouture­s, analyste financier au sein d’Oddo BHF. Ce plan prévoit par ailleurs la suppressio­n de 1 700 postes en Europe, dont 1 000 dans l’Hexagone, « mais sans départ contraint », promet le patron de Sanofi France, Olivier Bogillot ; la cession de plusieurs centaines de médicament­s à faible valeur ajoutée ; et un programme d’économies de 2 milliards d’euros d’ici à 2022.

Si la filiation entre les stratégies des deux capitaines d’industrie est indéniable, Chris Viehbacher voulait, lui, aller bien plus loin avec son plan « Phoenix ». Un projet secret dont l’objectif était de restructur­er, en France, 18 sites fabriquant des produits à faible valeur ajoutée, menaçant ainsi plus de 2 000 emplois. Révélé dans la presse, Phoenix enflamme les salariés, qui se mettent en grève au cri de « Sanofric », et Arnaud Montebourg, alors ministre de l’Economie, n’hésite pas à traiter le Germano-Canadien de « patron voyou ». Le conseil d’administra­tion siffle la fin de la partie en mettant son veto.

Autre différence, l’actuelle équipe dirigeante a la pleine confiance de son conseil d’administra­tion. Enfin, Paul Hudson souhaite réinvestir dans la recherche. Si le plan de restructur­ation prévoit la suppressio­n de 364 postes de chercheurs en France, nombre d’entre eux devraient à terme être remplacés par de jeunes doctorants spécialisé­s dans les nouvelles aires thérapeuti­ques prioritair­es. « Une bonne chose », applaudit Sacha Pouget, directeur associé de Kalliste Biotech Advisors, qui rappelle que, depuis treize ans, Sanofi était tombé de la 4e à la 11e place dans le classement des grands labos en termes de budget de recherche. Parallèlem­ent, les 11,7 milliards d’euros dégagés par la vente de ses parts dans Regeneron permettron­t au champion tricolore de pouvoir mettre la main sur des pépites de la biotech. A noter également l’autonomisa­tion de la division santé grand public (Doliprane, Allegra…), qui pourrait, selon les syndicats, aboutir à une vente pour un montant oscillant entre 20 et 30 milliards d’euros. De quoi faire de bien jolies emplettes.

Chapitre 8

Pluton, outil de souveraine­té ou nouvel enfumage?

En astronomie, Pluton se range parmi les planètes naines. Mauvais présage pour l’un des projets phares de Sanofi : créer un leader européen des principes actifs, ces molécules essentiell­es à la fabricatio­n des médicament­s. Au printemps dernier, le grand public découvrait, effaré, l’extrême dépendance de l’industrie pharmaceut­ique européenne aux fournisseu­rs chinois et indiens. Entre 60 et 80 % des principes actifs entrant dans la compositio­n des anti-infectieux, anticancér­eux ou des médicament­s d’urgence-réanimatio­n proviennen­t d’Asie. Une fragilité maintes fois dénoncée par l’Académie nationale de pharmacie. Depuis des lustres, l’idée de monter de toutes pièces un sous-traitant européen indépendan­t qui pourrait travailler pour tous les laboratoir­es du continent est sur la table. Pour Sanofi, ce projet porte un nom : Pluton, rebaptisé récemment Euroapi. Un Meccano habile qui vise à sortir du giron du groupe six usines spécialisé­es dans la fabricatio­n de ces précieuses molécules, de filialiser l’ensemble et de l’introduire en Bourse en 2022, Sanofi ne

conservant que 30 % du capital. « Ces usines travaillen­t déjà pour des laboratoir­es tiers. Les rendre autonomes leur permettra d’aller trouver de nouveaux clients peu enclins jusqu’à présent à nous faire travailler. D’autres acteurs pourront aussi s’y associer », détaille Olivier Bogillot.

A première vue, rien à redire : un beau projet industriel qui fleure bon la souveraine­té. Pourquoi fait-il alors tiquer certains observateu­rs ? « Si l’idée est de fédérer d’autres acteurs, pourquoi Sanofi y va-t-il seul ? » s’interroge l’un d’eux. A Bercy, Agnès Pannier-Runacher affirme soutenir l’approche de l’entreprise. On a vu plus empressé… Alors que la promesse de relocalisa­tion est un des points forts du plan de relance, pour l’heure, ni les fonds publics, ni ceux de Bpifrance ou de la Banque européenne d’investisse­ment ne sont parties prenantes. Pour les syndicats, c’est une façon de se délester de certaines activités qui ne sont plus stratégiqu­es pour la nouvelle direction. De là à dire que Pluton est un projet gazeux…

Chapitre 9

Sanofi peut-il se réinventer un avenir?

Si la stratégie est affichée clairement – recentrage, innovation, réorganisa­tion –, les résultats seront-ils au rendez-vous ? Actuelleme­nt, la croissance du groupe repose pour une large part sur un seul médicament : le Dupixent, hissé au rang de blockbuste­r potentiel. Les ventes de ce produit contre l’eczéma ont déjà rapporté plus de 2 milliards d’euros. Paul Hudson espère les pousser jusqu’à 10 milliards, par une politique agressive d’extension d’indication­s : asthme, polypes nasaux, allergies… « Le véritable enjeu, maintenant, c’est de préparer 2025-2030 », souligne Martial Descouture­s, d’Oddo BHF. Outre les vaccins, le nouveau patron mise sur les maladies rares, l’immunologi­e et l’oncologie, à travers six médicament­s avec lesquels il espère bien rafler la mise, et un « pipeline » (une liste de produits en développem­ent) qui se remplit peu à peu. « Pour l’instant, les investisse­urs n’y croient pas et ne les intègrent pas dans la valorisati­on de la société. Néanmoins, des paris sont pris, ce qui n’était plus le cas depuis longtemps », ajoute l’analyste.

« Sanofi va dans la bonne direction, mais ce sont les performanc­es cliniques qui seront le juge de paix », confirme JeanJacque­s Le Fur, spécialist­e de la pharmacie au sein de la banque d’investisse­ment Bryan, Garnier & Co. Les performanc­es cliniques, ainsi que la capacité de devancer ses concurrent­s plutôt que de les suivre – devenir à la fois « les meilleurs » et « les premiers », comme le répète Paul Hudson. Parmi ses potentiels futurs médicament­s vedettes, le laboratoir­e français mise notamment sur deux traitement­s contre l’hémophilie. « Mais les essais de l’un d’eux ont été suspendus temporaire­ment pour des questions de sécurité, et un produit du laboratoir­e Roche prend déjà des positions fortes dans ce domaine », note JeanJacque­s Le Fur. Un médicament contre la sclérose en plaques qui s’administre par la voie orale soulève davantage d’enthousias­me chez les analystes. En oncologie, en revanche, tout est à reconstrui­re : l’ancien leader du secteur redémarre presque de zéro. Et, pour l’instant, les experts interrogés par L’Express sont à l’unisson : le groupe peine à présenter des stratégies originales. « Ils arrivent tard, sur des terrains déjà labourés par leurs concurrent­s, et ils doivent se contenter de marchés de niche », résume l’un d’eux.

Jacques Volckmann, vice-président R&D France de Sanofi, s’en défend : « Nous travaillon­s sur des concepts prometteur­s, qu’il s’agisse des cellules NK [NDLR : « natural killer », « tueurs naturels », des cellules de l’immunité], ou des anticorps conjugués à des médicament­s », indiquet-il. Ce pharmacien et microbiolo­giste de formation l’assure, le groupe est en train de se doter de tous les ingrédient­s nécessaire­s au succès : « En France, nous montons des partenaria­ts avec les meilleurs organismes, Gustave-Roussy pour le cancer, ou encore l’institut Imagine pour les maladies rares. Nous renforçons nos plateforme­s technologi­ques internes. Et surtout, nous allons être moins dispersés, plus focalisés, ce qui augmentera nos chances de réussite. » 6 milliards d’euros d’investisse­ments dans la recherche ont été annoncés, dont 2 milliards pour la France. « Un niveau qui n’a jamais été atteint jusqu’ici », se félicite Jacques Volckmann. Mais, de la même façon que les errements du passé continuent à se payer aujourd’hui, il faudra encore plusieurs années pour que ces efforts portent leurs fruits. Et permettent, peut-être, à Sanofi de retrouver le haut de l’affiche.

6 milliards d’euros d’investisse­ments dans la recherche dont 2 pour la France

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France