Sanofi, un fiasco français
L’annonce par le leader tricolore du médicament d’un retard de six mois minimum dans la livraison de son vaccin anti-Covid a fait l’effet d’une bombe.
Sanofi a l’arrogance poudrée des anciennes gloires du cinéma muet. La certitude d’avoir été et la crainte de ne plus être, demain. Dans la course mondiale au vaccin contre le Covid, le mastodonte français du médicament a raté son rendez-vous avec l’Histoire. Pis, voilà une des plus grandes entreprises tricolores reléguée au rang de « façonnier » pour son principal concurrent, Pfizer-BioNTech. Métamorphosée en sous-traitant de deuxième classe chargé de mettre en flacons le précieux sérum. Certes, une étape essentielle et très technique. Mais une étape seulement. Olivier Bogillot, président de Sanofi France, a beau donner le change, redresser la tête en affirmant participer « à l’effort de guerre », l’humiliation est rude. Et ce ne sont pas les résultats financiers records pour l’année 2020 que vient de présenter le laboratoire qui feront oublier ce camouflet. Comme si le ratage du vaccin était le symptôme d’un mal plus profond, plus pernicieux. Sanofi est un géant rentable, mais moins que ses concurrents suisses ou américains. Boursouflé, lent, miné par des guerres intestines entre les Etats-Unis et la France, chahuté par la valse des directeurs généraux depuis une décennie. Un géant qui, malgré les plans de départ à répétition, n’a jamais pu aller au bout des restructurations pourtant nécessaires dans une industrie pharmaceutique en pleine révolution. Un géant sur lequel plane l’ombre de l’Etat. Sanofi menacé de déclassement. Une histoire française.
Chapitre 1 Le rendez-vous manqué du vaccin contre le Covid
Coup de bluff ou assurance excessive ? Au printemps dernier, le Britannique Paul Hudson, directeur général de Sanofi, fait monter les enchères entre les Etats-Unis et l’Union européenne pour l’accès à son futur vaccin. Ses déclarations maladroites sont alors vues comme une façon d’inciter les Européens à sortir leur carnet de chèques pour soutenir son projet à base de protéines recombinantes. Un souvenir qui, rétrospectivement, laisse un goût amer. Car, depuis, Sanofi a dû reporter de juin à décembre 2021 la mise à disposition de ses doses… Et encore, à condition que les essais cliniques soient probants. Comment expliquer une telle débâcle pour le groupe qui se présente comme l’un des leaders mondiaux des vaccins ? « Afin de gagner du temps, nous avons acheté un réactif auprès d’un centre de
recherche, plutôt que de le développer nous-mêmes. Mais il n’a pas permis de bien évaluer la quantité d’antigènes présente dans les injections », justifie Olivier Bogillot. Le laboratoire a découvert à la fin de l’essai de phase 2 que son vaccin était sous-dosé et ne déclenchait pas une réponse immunitaire suffisante chez les personnes âgées. Il lui a fallu tout reprendre de zéro. « C’est un loupé monstrueux, tacle un ancien haut cadre de la maison, qui suit de près le dossier. La raison profonde de cet accident, c’est la perte de compétences et d’intelligence collective dans l’entreprise. Les protocoles ont pris le pas sur tout, sans que personne ne se demande s’il n’aurait pas fallu vérifier que le réactif correspondait bien au cahier des charges. » Quand le problème est découvert, Sanofi se trouve de toute façon déjà loin derrière ses concurrents : son essai à grande échelle ne devait démarrer qu’à la fin de 2020, juste au moment où Pfizer-BioNTech obtenait le feu vert de l’Agence européenne des médicaments. C’est d’ailleurs pourquoi la précommande auprès du français est encore optionnelle : « Tous les autres laboratoires avec lesquels nous avons signé des engagements de volumes à l’été 2020 devaient commencer à livrer au premier semestre 2021, contrairement à Sanofi, dont la technologie est plus longue à développer, décrypte la ministre déléguée à l’Industrie, Agnès Pannier-Runacher, qui supervise pour la France les négociations entre Bruxelles et les laboratoires. Nous l’avions donc vu comme la voiture-balai pour compléter notre stratégie vaccinale. » Est-il raisonnable de poursuivre, alors que d’autres, comme le géant américain Merck (MSD en Europe), ont déjà jeté l’éponge ? « Quand les problèmes techniques auront été réglés, il est probable que le vaccin de Sanofi sera efficace. Et, malheureusement, on peut penser qu’il y aura toujours des besoins en fin d’année », estime Marie-Paule Kieny, présidente du comité scientifique sur les vaccins Covid-19. A condition que, d’ici là, l’arrivée de variants n’oblige pas à développer de nouvelles versions des vaccins. Car, à ce jeu, la technologie de l’ARN messager, plus facile et plus rapide à mettre au point, remporterait vraisemblablement encore une fois la course. Certes, Sanofi s’est lui aussi positionné sur cette stratégie très innovante pour lutter contre le Covid. Mais le géant français s’est lancé tardivement. Car après des collaborations avec CureVac et BioNTech, et des discussions avec Moderna, comme l’indique à L’Express son PDG, Stéphane Bancel, c’est avec un acteur de moindre envergure, Translate Bio, que Sanofi a fini par signer un accord, en 2018. Les deux partenaires débutent leur projet de vaccin contre le Covid en mars 2020 seulement, et ils sont en retard sur leurs concurrents. Un retard encore accentué par des difficultés techniques, cette fois dans la fabrication du matériel nécessaire aux essais cliniques. Ce produit n’arrivera donc pas non plus avant la fin de 2021 et, aujourd’hui, il ne fait pas partie des plans des dirigeants européens : « Dans la mesure où nous aurons déjà trois vaccins de cette famille, l’apport de Sanofi paraît plus limité », constate Agnès Pannier-Runacher. A sa décharge, le laboratoire français est le seul grand acteur de la pharmacie à s’être jeté dans la bataille contre le Covid en développant ses propres vaccins, qui plus est avec deux projets. Mais cette ambition s’est trouvée rattrapée par les difficultés qui caractérisent le groupe de longue date : lourdeurs internes et décisions tardives.
Chapitre 2 Le péché originel : quand le visionnaire devint myope
Et si l’échec du vaccin n’était pas qu’une sombre affaire de réactif et de dosage approximatif ? Et si ce ratage racontait une autre histoire de l’entreprise ? Sanofi, c’est d’abord un homme : Jean-François Dehecq, un colosse bâtisseur, qui, avec un CAP de tourneur en poche, finit « gadzart ». Un gaulliste social, le « tricolore accroché aux godasses », comme le décrit Arnaud Montebourg, qui, alors ministre de l’Economie, le nomme, en 2013, à la tête du Conseil national de l’industrie. A coups d’acquisitions – 300 au total –, il parvient à hisser en une trentaine d’années cette petite filiale d’Elf Aquitaine née en 1973 au rang de géant mondial de la pharmacie. Sauf qu’au mitan des années 2000 le visionnaire manque de flair. « Alors que la biotechnologie, la génétique, la médecine de précision balaient l’industrie, Dehecq, lui, n’y croit pas », raconte un pilier de l’entreprise. Symbole de cette myopie : en 2004, lorsqu’il réussit à avaler Aventis, une société deux fois plus grosse que Sanofi, il choisit de se séparer de sa branche immunologie. Un secteur aujourd’hui extrêmement convoité et surtout très lucratif. Le laboratoire vit alors grassement sur une poignée de médicaments stars, dont Plavix ou Lantus, qui font l’essentiel de son chiffre d’affaires. Mais cette impréparation se paie cher. Dans le milieu de la pharma, on appelle cela « la falaise des brevets ». Dès lors qu’un brevet qui protège un médicament tombe dans le domaine public, les génériques low cost avalent l’essentiel du marché. Au début des années 2010, Sanofi a la plus grosse falaise de toute l’industrie pharmaceutique mondiale. L’entreprise tombe de très haut. « Sur le Plavix, un des blockbusters de l’époque, on perd 1 milliard de dollars de chiffres d’affaires par an quand la molécule arrive dans le domaine public », confie à L’Express Serge Weinberg, le président du conseil d’administration de Sanofi, qui a remplacé JeanFrançois Dehecq en 2010. Entre 2009 et 2012, près d’un quart du chiffre d’affaires est en danger. Il faut de toute urgence investir, trouver, inventer… D’autant plus que le nouveau médicament star, Acomplia – un traitement contre l’obésité –, censé remplir les caisses, est un échec : les Etats-Unis n’autorisent pas sa commercialisation. Le Germano-Canadien Chris Viehbacher, arrivé à la direction générale de l’entreprise en 2008, secoue alors le cocotier et embauche à prix d’or Elias Zerhouni, un grand ponte de la médecine, pour piloter la recherche. Mais, pendant des décennies, l’entreprise a grossi sans vraiment s’occuper d’intégrer toutes ses acquisitions. Le résultat ? « Des laboratoires éparpillés sur la planète et qui ne travaillent pas entre eux ; des chercheurs talentueux mais claquemurés, à qui l’on interdit de publier dans des revues prestigieuses », raconte Elias Zerhouni. Sanofi mettra des années à remonter la pente. « Jusqu’en 2017, le taux d’innovation mesuré par la part de médicaments de moins de trois ans dans notre chiffre d’affaires est resté très faible », confesse Serge Weinberg. De ce virage raté il y a plus d’une décennie, il reste des traces. Celles d’une entreprise, belle endormie, qui a trop longtemps vécu sur ses succès passés et qui a du mal à s’inventer un avenir.
Chapitre 3 Serge Weinberg, ou la main invisible de l’État
Sanofi, c’est un peu le château de Versailles du capitalisme tricolore. Pendant longtemps, l’entreprise a été la première capitalisation boursière française, un élément clef du soft power du pays. L’Etat peut-il être indifférent à ce qui se trame en interne ? C’est bien pour calmer les rêves de grand soir du directeur général, Chris Viehbacher, que Serge Weinberg arrive à la tête du conseil d’administration en 2010. Surveiller le « smiling killer », comme on le surnomme dans les couloirs. Weinberg a fait ses armes dans le cabinet de Fabius à Matignon au début des années 1980 avant de s’encanailler dans la finance. En 2007, au sein de la commission Attali, il rencontre un certain Emmanuel Macron, à qui il ouvre les portes de la banque d’affaires Rothschild. Sa mission à Sanofi ? « Défendre les intérêts de l’entreprise, c’est défendre les intérêts de la France. Je n’ai jamais été un citoyen du monde », explique-t-il. Comprendre : protéger l’activité et l’emploi en France en dépit des velléités de restructurations de la direction générale et des actionnaires, majoritairement étrangers. L’opposition entre Weinberg et Viehbacher est frontale et déchire l’entreprise. « Il y avait un problème de loyauté », affirme sobrement le premier. « Il nous mentait, on apprenait ses projets par la bande. Il a même voulu vendre les parts de L’Oréal à des fonds chinois pour desserrer l’empreinte des actionnaires français », raconte un membre du conseil. Dans le clan d’en face, on dénonce à travers Weinberg, la main invisible de l’Etat. « Impossible de faire bouger les choses avec lui », explique un proche de Viehbacher. Le « smiling killer » sera viré en un quart d’heure un matin de 2014. La tâche n’est guère plus facile pour celui qui lui succède, Olivier Brandicourt, transfuge du laboratoire Bayer. « L’homme était loyal, mais le costume était trop grand. Il était incapable d’accoucher d’une stratégie claire », souffle un autre membre du conseil. Lui aussi sera remercié, en 2019. Pendant plus d’une décennie, cette valse dans la gouvernance va plomber Sanofi. L’arrivée de Paul Hudson, en septembre 2019, va-t-elle changer la donne ? Weinberg l’a soigneusement choisi. Et l’entreprise a sorti son carnet de chèques. « En langage de financier, le Britannique a reçu un “golden hello” qui pourrait atteindre 3,6 millions d’euros », estime Loïc Dessaint, du cabinet Proxinvest. « Hudson a compris la personnalité française de l’entreprise, le poids de l’environnement politique et social », explique Serge Weinberg. Si ce n’était pas encore le cas, le voilà désormais prévenu.
Chapitre 4 Trop prudent, trop lent, le labo perd la course aux rachats
Longtemps, Sanofi a eu les fiançailles heureuses. Voire salvatrices. « Sans le partenariat avec Regeneron depuis 2003 et le rachat de Genzyme, en 2011, deux boîtes américaines, le groupe n’existerait plus », assure un ancien haut dirigeant du laboratoire français. Mais tout a une fin. Ces dernières années, c’est au rayon des coeurs brisés que le champion tricolore traîne son spleen. Difficile d’oublier l’échec Medivation, une biotech californienne spécialisée en oncologie – l’un des secteurs les plus prometteurs du marché de la santé –, que Sanofi a poursuivi de ses assiduités pendant des mois, jusqu’à déposer à ses pieds une offre de 10 milliards de dollars. Une déclaration trop timorée pour les fondateurs de la pépite, qui finiront par convoler avec l’américain Pfizer a l’été 2016 contre un chèque de 14 milliards de dollars. Six mois plus tard, rebelote. Alors que tout semble ficelé pour passer la bague au doigt à Actelion, la plus grosse biotech d’Europe, fondée par Martine et Jean-Paul Clozel, un couple de chercheurs français, Sanofi se fait doubler dans la dernière ligne droite par un autre américain, Johnson & Johnson. Certes, il n’y a rien d’humiliant à se faire griller la politesse par un groupe deux fois plus gros. Mais Sanofi a manqué d’habileté. « Johnson & Johnson a remporté la mise, car ses équipes se sont montrées bien plus conciliantes avec les époux Clozel, en leur permettant notamment de partir avec les innovations en développement pour créer une start-up », raconte Sacha Pouget, directeur associé de Kalliste Biotech Advisors, spécialisé dans les fusions-acquisitions. A côté de ces échecs amoureux très médiatisés, il y a toutes les jeunes pousses pleines de promesses que Sanofi n’a pas su cueillir faute d’avoir su les repérer. « Leurs équipes n’ont jamais été bonnes dans le “screening” des biotechs, par manque de compétences et de relais dans cet écosystème », tacle un ancien haut cadre. Une quasi angoisse du monde extérieur ancrée dans l’ADN des chercheurs maison, selon certains ex-salariés. « Quand je suis arrivé, ils avaient même l’interdiction de se rendre dans les colloques scientifiques ! Je leur avais dit : “Il faut s’ouvrir, sinon on va s’atrophier” », se souvient Elias Zerhouni, qui a dirigé la R&D de Sanofi jusqu’en 2018. Dans le domaine du diabète, par exemple, le groupe a mis fin ces quatre dernières années à ses partenariats avec trois biotechs prometteuses, Zealand, MannKind et Lexicon, faute de résultats. « Sanofi, avec ses process trop lourds, a entravé le développement de ces start-up », raconte un proche du dossier. Ce qui est sûr, rappelle Sacha Pouget, c’est qu’une fois « libérée » de son contrat « Zealand s’est tournée vers Royalty Pharma et a ensuite vu son cours progresser de 150 % en dix-huit mois » ! Mais la romance avortée qui vient souligner le plus douloureusement l’absence de flair de Sanofi reste le rendez-vous manqué avec Moderna. Il s’en est pourtant fallu de peu. En 2018, Olivier Brandicourt, alors directeur général, et Serge Weinberg rencontrent longuement son PDG, Stéphane Bancel. Les choses semblent bien engagées pour enclencher un partenariat. Mais le coût de l’opération effraie le duo. Celui-ci préfère se reporter sur Translate Bio, qui travaille elle aussi sur l’ARN messager. On connaît la suite, terriblement cruelle… Mais les temps changent. Sur les six derniers mois, Paul Hudson a dépensé plus de 4 milliards d’euros pour mettre la main sur trois biotechs prometteuses spécialisées dans les maladies rares. De quoi assurer, espère-t-il, les succès futurs du groupe.
Chapitre 5 Des déboires en chaîne dans les vaccins
L’ARN messager sera-t-il au vaccin ce que le numérique a été à la photographie argentique et à Kodak ? L’ancien directeur de la recherche de Sanofi, Elias Zerhouni, en est convaincu : « L’ARN messager, c’est un tournant révolutionnaire, qui va bouleverser toute l’industrie », affirme-t-il. De quoi menacer Sanofi ? Aujourd’hui, le groupe dispose de capacités de production sans pareil et de parts de marché
« Défendre les intérêts de l’entreprise, c’est défendre les intérêts de la France »
importantes. Mais l’innovation n’est pas au rendez-vous. « Nous sommes plutôt sur de l’amélioration de nos produits », regrette Matthieu Boutier, délégué syndical central CFE-CGC de Sanofi-Pasteur. A une exception près (le nirsevimab, qui pourrait prévenir les bronchiolites chez le nourrisson, toujours en cours de développement), les derniers projets se sont soldés par des échecs. En 2017, les recherches contre le Clostridium difficile, un pathogène responsable d’infections nosocomiales, doivent être stoppées en plein essai de phase 3. Mais il y a surtout eu l’affaire de la dengue. « Un traumatisme en interne », reconnaît Matthieu Boutier. Malgré vingt ans de travaux et 1,5 milliard d’euros d’investissements, ce produit, lancé en 2016, a viré au fiasco, après qu’il a été soupçonné d’entraîner dans certains cas une aggravation de la maladie. Et voici qu’arrive la vague de l’ARN messager. Sanofi l’a vue venir de loin. Au début des années 1990, un de ses chercheurs, Pierre Meulien, est un des premiers à explorer cette voie, avant de renoncer. En 2011, le groupe obtient un financement de la Darpa, l’agence de recherche de l’armée américaine, pour développer un vaccin à ARN messager. Il se lance avec CureVac et une petite société française, In-Cell-Art, cofondée par Bruno Pitard, un ancien de la maison, aujourd’hui directeur de recherche au CNRS. « C’était un beau projet, avec un budget de 33 millions de dollars. Il y a eu des publications, des premiers résultats précliniques sur des maladies infectieuses », rappelle le biologiste. Mais, en 2017, le financement s’arrête et le projet avec. Chacun repart de son côté. Sanofi cherche d’autres alliances dans le domaine de l’ARN messager. Discute avec Moderna, et finit par signer, en 2018, avec Translate Bio. Mais cette biotech est surtout spécialisée dans les maladies rares, notamment la mucoviscidose. Il faudra attendre l’épidémie de Covid et les avancées de ses concurrents pour que Sanofi se décide à donner un coup d’accélérateur à ce partenariat. Cela suffira-t-il pour tenir tête aux pionniers ? « Cette technologie ne restera pas l’apanage de Moderna et de BioNTech. Sanofi et Translate ont un vrai projet de développement de vaccin à ARN messager », estime Marie-Paule Kieny, présidente du comité scientifique sur les vaccins Covid-19. Le groupe s’en donne désormais les moyens : « Nous investissons massivement sur le site de Neuvillesur-Saône [Rhône], et d’ici à cinq ans, nous aurons nos propres capacités de production d’ARN messager », annonce le président de Sanofi France, Olivier Bogillot. Il est sans doute encore un peu tôt pour évaluer l’ampleur du bouleversement. Les vaccins à ARN messager sont pour l’instant coûteux et complexes à manipuler. « Sans compter que cela ne marchera pas forcément pour toutes les maladies », indique Bruno Pitard. Mais pour ce qui concerne le gigantesque marché de la grippe, Moderna et Sanofi commencent déjà à montrer les muscles… La bataille s’annonce rude.
Chapitre 6 Dépakine, un épisode dévastateur
Bien plus qu’un boulet judiciaire. Un véritable scandale sanitaire qui porte un nom : la Dépakine. Pendant des décennies, cet anti-épileptique commercialisé par Sanofi a été administré à des femmes enceintes provoquant chez les nouveaux-nés malformations, troubles de l’attention, du langage ou du spectre autistique. Un rapport de juin 2018 réalisé par l’Agence nationale de sécurité du médicament et de la Caisse nationale d’assurance-maladie situe le nombre de victimes entre 16 000 et 30 000 en France entre 1967 et 2016. Depuis l’éclatement de l’affaire, « plusieurs fronts ont été ouverts contre le laboratoire, devant l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux, devant le tribunal de grande ins tance et au pénal », détaille Charles Joseph-Oudin, avocat de plusieurs plaignants. Le 20 juillet, Sanofi a été mis en examen pour homicides involontaires, à la suite des plaintes de quatre familles, et la justice lui a demandé une garantie bancaire de 80 millions d’euros pour s’assurer que le laboratoire paiera bien les éventuelles indemnisations. De son côté, la firme refuse de reconnaître sa responsabilité et fait valoir qu’« à ce jour aucune décision de justice définitive » n’est encore intervenue. Dernier rebondissement, en fin d’année dernière, les parlementaires ont augmenté la sanction financière de Sanofi au titre du dédommagement des victimes. Si le risque économique reste pour l’instant impossible à évaluer, l’effet en termes d’image est déjà dévastateur.
La firme fait valoir qu’« à ce jour aucune décision de justice définitive » n’est encore intervenue
L’actuelle équipe dirigeante a la pleine confiance de son conseil d’administration
Chapitre 7
Le virage Hudson, comme un air de déjà-vu
Pour survivre, Sanofi doit gagner en agilité, se focaliser sur les domaines où il peut faire la différence et réduire son train de vie. Voilà, en substance, ce que le directeur général Paul Hudson a annoncé aux salariés français en décembre 2019, cent jours après son arrivée, en dévoilant son plan « Play to win » (Jouer pour gagner). En Floride, dans sa villa de Key West, Chris Viehbacher a dû rire sous cape tant le projet du Britannique semble labourer le sillon qu’il avait lui-même creusé quand il était à la tête de l’entreprise il y a dix ans. Et qui a fini, pense-t-il, par lui coûter son poste. « L’habillage est différent, car Paul Hudson est plus rond, il a le tutoiement facile, mais on y retrouve exactement les mêmes recettes », lâche Jean-Marc Burlet, coordinateur CFE-CGC du groupe tricolore.
Dans le détail, le plan prévoit de recentrer le portefeuille sur les aires thérapeutiques les plus prometteuses : l’oncologie, les pathologies rares, ou encore les vaccins. L’ancien de Novartis a ainsi décidé d’arrêter la recherche sur le diabète et les maladies cardiovasculaires, des champs pourtant historiques. « Un choix fort mais nécessaire : ces deux domaines subissent une grosse pression à la baisse sur les prix, et les possibilités de trouver des innovations de rupture avec des marges élevées sont minces », explique Martial Descoutures, analyste financier au sein d’Oddo BHF. Ce plan prévoit par ailleurs la suppression de 1 700 postes en Europe, dont 1 000 dans l’Hexagone, « mais sans départ contraint », promet le patron de Sanofi France, Olivier Bogillot ; la cession de plusieurs centaines de médicaments à faible valeur ajoutée ; et un programme d’économies de 2 milliards d’euros d’ici à 2022.
Si la filiation entre les stratégies des deux capitaines d’industrie est indéniable, Chris Viehbacher voulait, lui, aller bien plus loin avec son plan « Phoenix ». Un projet secret dont l’objectif était de restructurer, en France, 18 sites fabriquant des produits à faible valeur ajoutée, menaçant ainsi plus de 2 000 emplois. Révélé dans la presse, Phoenix enflamme les salariés, qui se mettent en grève au cri de « Sanofric », et Arnaud Montebourg, alors ministre de l’Economie, n’hésite pas à traiter le Germano-Canadien de « patron voyou ». Le conseil d’administration siffle la fin de la partie en mettant son veto.
Autre différence, l’actuelle équipe dirigeante a la pleine confiance de son conseil d’administration. Enfin, Paul Hudson souhaite réinvestir dans la recherche. Si le plan de restructuration prévoit la suppression de 364 postes de chercheurs en France, nombre d’entre eux devraient à terme être remplacés par de jeunes doctorants spécialisés dans les nouvelles aires thérapeutiques prioritaires. « Une bonne chose », applaudit Sacha Pouget, directeur associé de Kalliste Biotech Advisors, qui rappelle que, depuis treize ans, Sanofi était tombé de la 4e à la 11e place dans le classement des grands labos en termes de budget de recherche. Parallèlement, les 11,7 milliards d’euros dégagés par la vente de ses parts dans Regeneron permettront au champion tricolore de pouvoir mettre la main sur des pépites de la biotech. A noter également l’autonomisation de la division santé grand public (Doliprane, Allegra…), qui pourrait, selon les syndicats, aboutir à une vente pour un montant oscillant entre 20 et 30 milliards d’euros. De quoi faire de bien jolies emplettes.
Chapitre 8
Pluton, outil de souveraineté ou nouvel enfumage?
En astronomie, Pluton se range parmi les planètes naines. Mauvais présage pour l’un des projets phares de Sanofi : créer un leader européen des principes actifs, ces molécules essentielles à la fabrication des médicaments. Au printemps dernier, le grand public découvrait, effaré, l’extrême dépendance de l’industrie pharmaceutique européenne aux fournisseurs chinois et indiens. Entre 60 et 80 % des principes actifs entrant dans la composition des anti-infectieux, anticancéreux ou des médicaments d’urgence-réanimation proviennent d’Asie. Une fragilité maintes fois dénoncée par l’Académie nationale de pharmacie. Depuis des lustres, l’idée de monter de toutes pièces un sous-traitant européen indépendant qui pourrait travailler pour tous les laboratoires du continent est sur la table. Pour Sanofi, ce projet porte un nom : Pluton, rebaptisé récemment Euroapi. Un Meccano habile qui vise à sortir du giron du groupe six usines spécialisées dans la fabrication de ces précieuses molécules, de filialiser l’ensemble et de l’introduire en Bourse en 2022, Sanofi ne
conservant que 30 % du capital. « Ces usines travaillent déjà pour des laboratoires tiers. Les rendre autonomes leur permettra d’aller trouver de nouveaux clients peu enclins jusqu’à présent à nous faire travailler. D’autres acteurs pourront aussi s’y associer », détaille Olivier Bogillot.
A première vue, rien à redire : un beau projet industriel qui fleure bon la souveraineté. Pourquoi fait-il alors tiquer certains observateurs ? « Si l’idée est de fédérer d’autres acteurs, pourquoi Sanofi y va-t-il seul ? » s’interroge l’un d’eux. A Bercy, Agnès Pannier-Runacher affirme soutenir l’approche de l’entreprise. On a vu plus empressé… Alors que la promesse de relocalisation est un des points forts du plan de relance, pour l’heure, ni les fonds publics, ni ceux de Bpifrance ou de la Banque européenne d’investissement ne sont parties prenantes. Pour les syndicats, c’est une façon de se délester de certaines activités qui ne sont plus stratégiques pour la nouvelle direction. De là à dire que Pluton est un projet gazeux…
Chapitre 9
Sanofi peut-il se réinventer un avenir?
Si la stratégie est affichée clairement – recentrage, innovation, réorganisation –, les résultats seront-ils au rendez-vous ? Actuellement, la croissance du groupe repose pour une large part sur un seul médicament : le Dupixent, hissé au rang de blockbuster potentiel. Les ventes de ce produit contre l’eczéma ont déjà rapporté plus de 2 milliards d’euros. Paul Hudson espère les pousser jusqu’à 10 milliards, par une politique agressive d’extension d’indications : asthme, polypes nasaux, allergies… « Le véritable enjeu, maintenant, c’est de préparer 2025-2030 », souligne Martial Descoutures, d’Oddo BHF. Outre les vaccins, le nouveau patron mise sur les maladies rares, l’immunologie et l’oncologie, à travers six médicaments avec lesquels il espère bien rafler la mise, et un « pipeline » (une liste de produits en développement) qui se remplit peu à peu. « Pour l’instant, les investisseurs n’y croient pas et ne les intègrent pas dans la valorisation de la société. Néanmoins, des paris sont pris, ce qui n’était plus le cas depuis longtemps », ajoute l’analyste.
« Sanofi va dans la bonne direction, mais ce sont les performances cliniques qui seront le juge de paix », confirme JeanJacques Le Fur, spécialiste de la pharmacie au sein de la banque d’investissement Bryan, Garnier & Co. Les performances cliniques, ainsi que la capacité de devancer ses concurrents plutôt que de les suivre – devenir à la fois « les meilleurs » et « les premiers », comme le répète Paul Hudson. Parmi ses potentiels futurs médicaments vedettes, le laboratoire français mise notamment sur deux traitements contre l’hémophilie. « Mais les essais de l’un d’eux ont été suspendus temporairement pour des questions de sécurité, et un produit du laboratoire Roche prend déjà des positions fortes dans ce domaine », note JeanJacques Le Fur. Un médicament contre la sclérose en plaques qui s’administre par la voie orale soulève davantage d’enthousiasme chez les analystes. En oncologie, en revanche, tout est à reconstruire : l’ancien leader du secteur redémarre presque de zéro. Et, pour l’instant, les experts interrogés par L’Express sont à l’unisson : le groupe peine à présenter des stratégies originales. « Ils arrivent tard, sur des terrains déjà labourés par leurs concurrents, et ils doivent se contenter de marchés de niche », résume l’un d’eux.
Jacques Volckmann, vice-président R&D France de Sanofi, s’en défend : « Nous travaillons sur des concepts prometteurs, qu’il s’agisse des cellules NK [NDLR : « natural killer », « tueurs naturels », des cellules de l’immunité], ou des anticorps conjugués à des médicaments », indiquet-il. Ce pharmacien et microbiologiste de formation l’assure, le groupe est en train de se doter de tous les ingrédients nécessaires au succès : « En France, nous montons des partenariats avec les meilleurs organismes, Gustave-Roussy pour le cancer, ou encore l’institut Imagine pour les maladies rares. Nous renforçons nos plateformes technologiques internes. Et surtout, nous allons être moins dispersés, plus focalisés, ce qui augmentera nos chances de réussite. » 6 milliards d’euros d’investissements dans la recherche ont été annoncés, dont 2 milliards pour la France. « Un niveau qui n’a jamais été atteint jusqu’ici », se félicite Jacques Volckmann. Mais, de la même façon que les errements du passé continuent à se payer aujourd’hui, il faudra encore plusieurs années pour que ces efforts portent leurs fruits. Et permettent, peut-être, à Sanofi de retrouver le haut de l’affiche.
6 milliards d’euros d’investissements dans la recherche dont 2 pour la France