Wokisme, tu es fils de France, par Sylvain Fort
Le phénomène n’est pas propre aux Etats-Unis. Nous avons, nous aussi, adopté ce concept flattant notre goût de la révolte.
Le « wokisme », encore. Le président Biden a décrété que l’administration tout entière devait se mettre à l’heure de la critical race theory, cependant qu’à San Francisco on retirait le nom de Lincoln du fronton des écoles. La plupart des observateurs hexagonaux semblent croire que cela renvoie à des problématiques américaines dont nous n’aurions que faire. Nous exhibons nos certificats de bonne conduite en matière de lutte contre les ségrégations, d’abolition de l’esclavage, d’universalisme laïc pour montrer que nous avons précédé le mouvement, et que nous sommes au-dessus des reproches dont nous accablent les plus ardents défenseurs du wokisme [concept apparu aux Etats-Unis il y a une dizaine d’années, qui décrit une conscience militante des injustices en tout genre, NDLR]. Quelle naïveté de penser que la France sera par nature épargnée ! Le wokisme n’est pas seulement présent en France, il est devenu un phénomène national, et il est là pour rester. Il y a au moins trois raisons à cela.
Déconstruction
Premièrement, il s’enracine dans la pensée française. De Sade à Lautréamont, de Rimbaud à Genet, de Rimbaud aux surréalistes, la culture française est une école de subversion. C’est en France qu’a été parachevé tout un courant européen qui, de Nietzsche à Heidegger, entendait saper les fondements de la métaphysique occidentale. La « déconstruction », si chère au wokisme, est une notion made in France, élaborée par Jacques Derrida et largement infusée dans toute la pensée du pays. Ses figures (Derrida, Foucault, Lyotard, Bourdieu, Deleuze…) furent accueillies à bras ouverts par les universités américaines. Ils y enseignèrent les clefs d’une pensée minant tout ordre établi, subvertissant les repères ordinaires, déboulonnant les conventions intellectuelles. Stimulante, assez géniale souvent, volontiers iconoclaste, la French Theory a fécondé le wokisme. C’est à cette moulinette qu’ont été passés les stéréotypes de race et de genre, les fondements de la démocratie, l’éthique des Lumières, les normes juridiques. Wokisme, tu es fils de France. Deuxièmement, le wokisme nourrit notre amour des doctrines et des concepts. Peuple littéraire et intellectuel, nous adorons appréhender la complexité du réel par des théories explicatives. Le léninisme, le maoïsme, le trotskisme ont offert des grilles de lecture robustes à nos élites culturelles. Nulle part ailleurs ces doctrines n’ont aussi durablement servi de boussole. Elles ont perdu de leur efficience. Aujourd’hui, face au racisme, à l’exclusion de certaines minorités, aux souffrances nées du passé colonial, au féminisme, au déclassement social, le wokisme offre des concepts pour décrypter les dynamiques à l’oeuvre. Nous avons adopté à la vitesse de l’éclair des termes qui sont autant de clefs : « invisibiliser », « racisme systémique », « silencier », « privilège blanc », « décoloniser », « pensée blanche », « mâle blanc »… Parler le woke permet d’être dans le camp des opprimés, atteste votre compétence intellectuelle, offre un haut rendement médiatique. Quel que soit le sujet, ça fonctionne. Miracle rhétorique.
Révolution…
Troisièmement, le wokisme flatte le goût français de la révolte. En France, nous n’en aurons jamais fini avec les puissants, les riches, les bourgeois. Régler son compte à M. Homais est un fait de gloire. Bastonner notre vieille république bourgeoise en est un autre. Le wokisme fournit les armes. Où le consensus républicain disait que les races n’existaient pas – au point d’en supprimer la mention dans notre Constitution –, voici les races essentialisées et valant assignation. Où la différence des sexes appelait l’émancipation, voici que le sexe devient genre, et se « fluidifie ». Où l’expression « racisme anti-Blancs » faisait scandale, la stigmatisation du « mâle blanc » fait florès. Le wokisme fouaille jovialement les plaies de notre pacte social, rend fous les gardiens du temple autoproclamés, s’esclaffe de leurs cris d’orfraie. Confuse, la doctrine ? Contradictoire ? Contreintuitive ? Qu’importe ! Le wokisme ne se sent pas tenu par ces fictions qu’on appelle « raison » ou « sens commun ». Comme disait Trotski, il y a leur morale et la nôtre. Du wokisme émane un vent de fraîcheur et de renouveau. Le passé aboli, tout est à réinventer. L’âme française n’a jamais dédaigné les séductions de la table rase. Elle est servie.
Naturalisation ?
Quelle belle chose que le wokisme ! Il est chic et corrosif, antibourgeois et juvénile, élitaire et tout-terrain, irritant et efficace, un prêt-à-penser prêt à servir, exotique et contemporain, radical et confortable, ésotérique et sympa, révolutionnaire et mondain. Maintenant qu’il est français, plus rien ne l’arrêtera. Déjà, la cristallisation des luttes s’opère, par exemple contre la police, contre le capitalisme (le dernier rapport d’Oxfam attribue au racisme systémique et à la domination blanche la responsabilité de la pauvreté dans le monde), contre tous les establishments, même les plus woke (ainsi le monde du cinéma, mais aussi la vieille gauche universitaire soupçonnée d’être restée ouvriériste). Une dernière initiative cependant s’impose. Il faut naturaliser le wokisme et, pour cela, le baptiser officiellement. L’Académie française doit y pourvoir d’urgence. Alors nous entrerons de plain-pied dans l’ère de l’« éveillisme ».