Nabokov, le virtuose, par Erik Orsenna
La publication dans la Pléiade du troisième volume consacré à l’auteur d’Ada ou l’Ardeur est une occasion rêvée de se replonger dans l’oeuvre de Vladimir l’enchanteur. Et de goûter aux délices de ses jongleries verbales et sentimentales.
CES ANNÉES-LÀ, JUSTE AVANT 1980, Gilles Chahine peinait : comment ne pas trahir un chef-d’oeuvre ? Comment offrir aux francophones ce trésor de roman appelé Ada ou l’Ardeur, paru à New York en 1969 ? Pourtant ce Gilles savait traduire, et les plus difficiles – par exemple Henry James. Mais cette fois, la prose, les proses enchevêtrées du trilingue Nabokov lui donnaient du fil à retordre ; d’autant que son assistant dans cette galère, le traducteur Jean-Bernard Blandenier, et l’auteur lui-même l’accablaient de télégrammes. Gilles habitait une petite maison en seule compagnie de nombreux chats, dans la partie nord de notre île de Bréhat, et nous tous et toutes, ses voisins, voisines, lui apportions notre concours, aussi fraternel qu’incompétent.* C’est vous dire si me replonger dans cette Pléiade convoque de beaux souvenirs et ravive, s’il en était besoin, mon admiration pour le grand Vladimir en même temps que ma gratitude pour toutes celles et tous ceux qui, tel ce Chahine, ont courageusement franchi le gouffre qui sépare les langues pour nous rendre accessibles les merveilles étrangères. Ada commence ainsi : « Toutes les familles heureuses sont plus ou moins différentes… » Claire référence au début d’Anna Karénine. Le ton est donné ; le pied de nez, osé ; le culot, assumé : mon livre est un chef-d’oeuvre, affirme Nabokov, qui vaut tout à fait celui que vous savez. Il a raison. Dès cette première page, vous êtes emporté par le fol amour d’un frère et d’une soeur dans la propriété magique que domine le château d’Ardis. Et vous vient un sourire, un sourire très particulier, l’étrange gaieté qui vous prend dès que vous ouvrez un livre de Nabokov. Comment ne pas oublier vos soucis lorsqu’une certaine Dolly, grand-mère de l’héroïne, vous est ainsi présentée : « Elle épousa en 1840, à l’âge tendre et fantasque de 15 ans, le général Ivan Dourmanov, commandant de la forteresse de Yukon, et gentilhomme campagnard d’humeur paisible. » Quand je pense que les écoles de creative writing (ou de journalisme) vous interdisent l’usage de l’adjectif ! Quel est donc ce château d’Ardis ? Un morceau de Sainte Russie transposée dans la vulgaire Amérique ? Le royaume de l’enfance indéfiniment prolongée ? En tout cas, un inépuisable paradis, sans cesse redécouvert, celui des histoires dites « naturelles », c’est-à-dire de la relation avec les plantes, les insectes, les oiseaux… Quelle plus utile ambition pour un écrivain que celle-ci : ancrer ses « Il était une fois... » et le récit des agitations humaines dans le mouvement bien plus ample de la vie ? Chemin faisant, votre lecture vous apportera la triple confirmation 1) que Nabokov est loin de ne connaître que les papillons 2) que le Savoir est en lui-même joyeux 3) que vous êtes en train de lire l’un des plus beaux romans d’amour jamais écrits, et des plus érotiques. N’oubliez pas la suite du titre : Ada ou l’Ardeur. Cette Pléiade n’est pas riche que de cette (très incorrecte) « chronique familiale », sous-titre ironique choisi par Nabokov. D’autres éblouissements vous y attendent, d’autres virtuosités émouvantes. Car tel est peut-être le plus fort de café chez cet écrivain de génie : c’est par son invraisemblable jonglerie intellectuelle et verbale qu’il nous atteint au coeur. La ronde des titres vous donne le tournis : Pnine, ou l’aventure d’un Russe exilé dans le monde universitaire américain, Feu pâle, La Transparence des choses, L’Original de Laura ; et cette bouleversante autobiographie à peine masquée : Regarde, regarde les arlequins ! Quant au formidable « appareil » de critiques et de notes, nous le devons à Maurice Couturier. Que cet homme soit, pour les siècles des siècles, remercié ! Ses ouvertures, comme on dit en musique, accroîssent le plaisir tout du long de la lecture. Des délices qui tiennent à cette variante très particulière de l’enquête policière : on n’y cherche pas le coupable (il est déjà connu) ; on tente d’approcher l’insondable mystère de la création. Nouvelle confirmation que la connaissance, au plus près des choses et des êtres, est bonne pour l’humeur ! L’ouvrage, pas donné (72 euros), reste moins cher que n’importe quel voyage en avion alors qu’il vous offre d’incomparables vertiges. Si vous ajoutez le sourire, le fameux sourire, nul doute que vous avez trouvé là le meilleur compagnon possible pour le prochain confinement. Excepté Lolita, Nabokov demeure en France presque ignoré. Plutôt que le « nouveau » roman, la « nouvelle » critique et le structuralisme qui l’avaient dédaigné, écoutons Michel Braudeau. Je me souviens de son article dans ce même journal, L’Express du 30 janvier 1978, quand parurent Les Arlequins : « Nabokov, l’enchanteur… Sous son élégance aérienne et bigarrée, il proclame à chaque page que l’art est le seul moyen d’esquiver la folie et de ruser avec le temps. » Essentiel, vous avez dit essentiel ?
OEUVRES ROMANESQUES COMPLÈTES, T. III PAR VLADIMIR NABOKOV SOUS LA DIRECTION DE MAURICE COUTURIER. LA PLÉIADE, 1648 P., 72 €.