L'Express (France)

Ernest Pignon-Ernest, l’image et l’endroit

Le précurseur de l’art urbain en France présCehnat­epoune rétrospect­ive de ses « papiers de murs » à l’atelier Grognard de Rueil-Malmaisonc. hUanpeovis­ite virtuelle, commentée par l’artiste, relaie l’exposition, en attendant la réouvertur­e des musées.

- LETIZIA DANNERY

QUAND, en 1988, Ernest Pignon-Ernest se rend pour la première fois à Naples, en Italie, il croit être tombé un jour de fête tant l’animation grouillant­e qui y règne lui semble extraordin­aire. Au fil des semaines, l’évidence s’impose : ici, le casino (bordel) est permanent. Et l’Histoire – où se superposen­t mythologie­s grecque, romaine, chrétienne –, toujours vivante. Entre le Vésuve et la la solfatare de Pouzzoles, la cité, sous laquelle Virgile situe l’Enfer, offre à l’artiste ses sols et ses façades de lave noire autant que ses mythes surgissant à chaque coin de piazza. Le Niçois, ébloui, ressent cette familiarit­é avec la mort qui imprègne la cité depuis trois mille ans. Il pense à Pasolini ; il pense à Caravage.

Inspiré de David et Goliath, son premier collage napolitain réunit les têtes tranchées du cinéaste et du peintre ; deux figures au destin tragique nimbé de soufre que quatre siècles séparent, mais qui ont en commun « une déterminat­ion à traiter des grands rites comme s’ils étaient vécus par les gens et la rue ». Au cours des séries napolitain­es, réalisées jusqu’en 1995, le plasticien colle ses production­s les nuits du jeudi et du vendredi saint, car « rencontrer une image de la mort dans le contexte de Pâques n’est pas anodin, dans une ville où la croyance et les superstiti­ons sont aussi exacerbées ».

Ces propos, livrés derrière un masque par ce petit homme de 78 ans, aussi courtois que disert, un matin de la fin janvier à destinatio­n d’une poignée de journalist­es parisiens, résument la démarche qui préside à ses créations depuis le début des années 1970.

Une oeuvre construite en plusieurs phases : le dessin, l’impression, la photograph­ie, le collage et, surtout, le choix de l’endroit avec lequel le travail préparatoi­re va faire sens : « Mon oeuvre, c’est ce que provoque le dessin dans le lieu. Elle est donc, par nature, éphémère. » A Naples, elle s’est nourrie de multiples lectures et de kilomètres parcourus dans le vieux centre dont il a fini par connaître chaque mur ocre, jaune ou rouge.

Au fil des procession­s religieuse­s et des ex-voto, Ernest Pignon-Ernest observe « cette propension des habitants à préférer Marie plutôt que son fils » : une « ville-femme », une « ville-mère ». L’artiste esquisse alors sa Mort de la Vierge d’après Caravage. Mais où la placer ? « L’idée de la mettre seule dans la rue me semblait impossible. » A Spaccanapo­li, une artère populaire du centre historique, il repère, assises dans le renfonceme­nt d’une porte de chapelle, deux vieilles vêtues de noir qui vendent des cigarettes de contreband­e. C’est là qu’il dépose cette sérigraphi­e caravagesq­ue, que les deux femmes découvrent au matin, et qui, loin de l’ignorer, « l’ont adoptée, veillée presque ».

En 1995, Ernest Pignon-Ernest, de retour à Naples, trouve l’entrée de la chapelle murée ; le dessin et les dames, disparus. L’une d’elles, Antonietta, est morte, apprend-il. La nuit même, il la portraitur­e à partir d’une photo et colle sa réalisatio­n sur le site où elle a officié de longues années durant. Le lendemain, les commerçant­s alentour lancent une collecte pour apposer une vitre protectric­e sur la création. L’artiste, qui n’avait pas anticipé cette émotion collective, les en dissuade. Il reviendra dessiner l’image si nécessaire. Ce qu’il fera en 2002.

Pour la première fois, l’ensemble des estampes, issues de ses oeuvres, de La Commune au Pasolini assassiné, en passant par le Rimbaud vagabond, la Pietà africaine de Soweto ou le parcours-hommage à Desnos (au sommet de son panthéon poétique), sont présentées à l’atelier Grognard de RueilMalma­ison (Hauts-de-Seine), en collaborat­ion avec la galerie Lelong & Co, à Paris. Une manne, pour l’heure, invisible du public, la faute au coronaviru­s. En attendant des jours meilleurs, Ernest PignonErne­st commente longuement cette rétrospect­ive inédite dans une visite virtuelle de l’exposition sur YouTube. Il s’y montre sans masque, et sans fard.

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En haut : Mort de la vierge d’après Caravage (pierre noire sur papier), Naples, 1990.
 ??  ?? Ci-dessus : Antonietta (photograph­ie en six exemplaire­s), Naples, 2001.
Ci-dessus : Antonietta (photograph­ie en six exemplaire­s), Naples, 2001.

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