Plus fort que le King, par Christophe Donner
Secouant la torpeur de ce dimanche soir de janvier, alors que je lui racontais la victoire de Face Time Bourbon dans le prix d’Amérique à Vincennes, Dora, sans vraiment m’interrompre, montrant tout simplement qu’elle ne m’écoutait pas, qu’elle avait la tête ailleurs que dans les tribunes vides de l’hippodrome, me posa cette question qui n’en était pas une : « Qu’est-ce qui va se passer, à ton avis ? » Elle connaissait la réponse, mais elle voulait me l’entendre dire, comme si le son de ma voix allait suffire à atténuer ce qui n’était déjà plus une angoisse, mais l’imminence d’un vertige. Car nous approchions, elle et moi, comme quantité d’humains, de l’état d’incertitude absolue. Nous n’avions encore jamais éprouvé ça. Une semaine plus tôt, je lui aurais répondu : « Eh bien, une chose est sûre, Bébé, c’est qu’il est désormais impossible de savoir ce qui va se passer », mais je ne l’aurais pas cru comme je le croyais à présent : pleinement, radicalement, et, curieusement, cette profonde, viscérale incertitude avait quelque chose d’apaisant. Jadis, la fin du monde, c’était pour rire, pour se distraire, et puisque c’était dans les livres de Stephen King, il n’y avait aucune chance pour que ça se produise. Je venais justement de regarder les trois premiers épisodes de la mini-série The Stand (Le Fléau, Prime Video), tirée du livre éponyme du king de l’angoisse, paru en 1978. Extrait : « – Merde, dit Starkey. Et il fut épouvanté par le son graillonnant de sa voix, par ce fourmillement qu’il sentait au fond de ses testicules et qui remontait maintenant dans son ventre. Contagion de 99,4 %. Le chiffre dansait dans sa tête. Donc, 99,4 % de mortalité, car l’organisme humain ne pouvait produire les anticorps nécessaires pour arrêter un virus antigène en mutation constante. Chaque fois que l’organisme produisait le bon anticorps, le virus prenait tout simplement une forme légèrement différente. Et, pour la même raison, il allait être pratiquement impossible de créer un vaccin. »
Ala suite de quoi, avant d’aller me coucher, j’avais écrit sur un Post-it : « Jadis, la fin du monde, c’était pour rire, pour se distraire, pour passer le temps. Aujourd’hui, je regarde Le Fléau pour retenir le temps qui nous sépare de la vraie fin. Si ça s’trouve. » Le lendemain matin, à mon réveil, j’ai regardé le quatrième épisode, j’aurais bien continué avec le cinquième, mais impossible : ils les donnent au compte-gouttes. En 1994, le best-seller de King (5 millions d’exemplaires) avait donné lieu à une première série TV. Par la suite, plusieurs projets de remake avaient capoté jusqu’à ce que CBS s’en mêle et confie à Josh Boone la réalisation d’une nouvelle série en… 2019. Malheureusement, le « jeune réalisateur prodige » ne réussit qu’à nouer les sempiternelles ficelles de l’épouvante aux inévitables clichés moralisateurs. En vrac : l’enfant martyr est tiré de son autisme par un musico toxico, le gentil colosse est un déficient mental, le démon est un top-modèle, le héros, un gentil couillon à fossettes, les corbeaux se fracassent sur la baie vitrée de la chambre d’hôpital, la vieille messagère de l’Au-Delà, c’est Whoopi Goldberg en Mamie Nova à dreadlocks, le puceau maladroit qui vire diabolique, c’est Owen Teague, sosie troublant d’un Glenn Gould qui ne saurait rien faire de ses dix doigts. Et voilà que tous ces compagnons d’infortune découvrent la fraternité. Comment se fait-il, avec tout ça, que nous ne soyons jamais surpris, jamais amusés, et pas vraiment effrayés ? Pourquoi restons-nous insensibles à cette catastrophe ?
Puérilité des fantasmes ? Usure des mèmes ? C’est plus grave. A l’épreuve du réel, l’imagination du King ne tient pas la route. Et il est à craindre que Songbird, la première fiction post-Covid-19, tournée en juillet 2020, à Los Angelès, en plein confinement de la deuxième vague, n’atteindra pas non plus la torpeur de nos dimanches soir.