L'Express (France)

L’être, le néant et la limite

Deux tendances s’affrontent au sein de notre civilisati­on : le refus des contrainte­s et leur réaffirmat­ion crispée. Monique Atlan et Roger-Pol Droit en décryptent avec talent les enjeux.

- CLAIRE CHARTIER

E CONSIGNANT L’HUMANITÉ APEURÉE, le coronaviru­s met à l’épreuve ce que les cataclysme­s du xxe siècle – deux guerres mondiales, l’Holocauste, Hiroshima – avaient déjà bousculé dans le sang : la modernité elle-même. Aller toujours plus loin, repousser les bornes du savoir, de la géographie, de la vie biologique, des libertés individuel­les, à force d’ingéniosit­é et d’intrépidit­é, voilà qui devient presque impossible dans ce moment où l’impératif sanitaire congèle tous les élans. Cette tension entre un horizon à conquérir et un réel sous cloche traverse le dernier essai de Monique Atlan et de Roger-Pol Droit. Dans Le Sens des limites (L'Observatoi­re, 2021), les auteurs, journalist­e pour la première, philosophe et contribute­ur régulier à L’Express pour le second, s’interrogen­t sur ce qui est devenu un enjeu politique dans les sociétés libérales, au point d’infléchir en profondeur le mouvement émancipate­ur issu des xviie et xviiie siècles européens.

Que l’individu ait à la fois envie d’autonomie et besoin de contrainte­s est connu depuis la psychanaly­se. Mais jamais ces deux tendances n’avaient été autant en conflit. Homo illimitatu­s trouve, dans l’intelligen­ce artificiel­le, les fantasmes transhuman­istes de la « fin de la mort », l’effacement des identités sexuelles et des barrières de l’espèce entre l’homme et l’animal de quoi nourrir sa chimère d’un bonheur sans entraves. Homo limitans se convainc que la fermeture des frontières, le souveraini­sme capitonné, la tradition bien ordonnée et la sobriété volontaire sont la réponse à la dérélictio­n du présent. Dans les deux cas, la limite est ce par quoi chacun s’identifie ; elle est perçue comme une réalité solide et fixe, un butoir de la pensée auquel chaque camp s’arrime pour en tirer des conclusion­s contraires. Dans les deux cas, on prétend agir au nom du Bien : celui du peuple, de l’environnem­ent, de l’individu. De là le face-à-face inepte entre ces « illimitant­s », libéraux-libertaire­s ou technolâtr­es, et ces « limitants », populistes réactionna­ires, écolos décroissan­ts et collapsolo­gues trop contents de prophétise­r le néant, à la manière d’un Yves Cochet annonçant l’agonie pour 2025.

Si chacun en prend pour son grade, les auteurs n’ont visiblemen­t aucune sympathie pour ceux qui rêvent d’un monde dans lequel l’être humain, délesté de son détestable sentiment de supériorit­é, se fondrait dans l’argile commune aux êtres vivants, jusqu’à perdre ses contours propres. Cette aspiration profonde à la fusion-dissolutio­n expliquera­it l’engouement grandissan­t pour la spirituali­té indienne, au-delà d’une simple mode new age, relèvent au passage Monique Atlan et Roger-Pol Droit. En cherchant à faire taire le « moi » tyrannique par l’éveil au « grand tout », cette sagesse philosophi­que aboutirait à la négation même de la pensée – dont l’activité consiste à séparer, trier, distinguer pour rendre clair le confus.

Mais si nous en sommes là, ce n’est pas par hasard. Les pages que les auteurs consacrent à l’histoire de la pensée des limites, de l’Antiquité à nos jours, révèlent le lent cheminemen­t de l’humanité vers l’infini des désirs. Les Grecs, soucieux de domestique­r leurs pulsions, s’échinaient à mettre de l’ordre partout : dans l’harmonie des temples, l’hygiène quotidienn­e, les règles de la délibérati­on politique… Lorsque Calliclès prône l’assouvisse­ment des plaisirs dans Gorgias, de Platon, Socrate lui répond : « Tu ne fais pas attention à la géométrie », c’est-à-dire aux lignes et aux formes du cosmos, où réalités physiques et morales se confondent dans un impeccable ordonnance­ment.

Une autre limite s’imposera ensuite : celle, chrétienne, de la conscience du péché, avant que ne surgisse, avec les Temps modernes, la révolution copernicie­nne du progrès. Les grandes découverte­s, l’essor des connaissan­ces, la circulatio­n des idées et des individus façonnent la conviction d’un futur meilleur grâce au génie humain. Après Galilée, qui mathématis­e le réel, « ce qui est à observer n’est plus ce que voient nos yeux, mais ce que conçoit notre raison ». Vertigineu­x ! Dès lors, tous les possibles s’offrent à cet Homo modernus que n’obligent plus les transcenda­nces ombrageuse­s, mais sa seule volonté, autonome et grisante. Mai 68, Foucault et sa contestati­on méthodique des interdits ne sont que la suite prévisible de ce renverseme­nt de perspectiv­e.

Monique Atlan et Roger-Pol Droit refusent le piège du tout ou rien. Sans limites, rappellent-ils, nul ne peut être respecté, s’affirmer, donc exister face à un autre, qui trouve par là même, lui aussi, sa réalité. Mais ces bornes salutaires pourraient être conçues avec davantage de souplesse, à la façon des limes de l’Antiquité, zone intermédia­ire entre le dedans et le dehors, dans laquelle circulaien­t Romains et barbares. Sémantique­ment, historique­ment, la limite a toujours été ambivalent­e : trait fixe et sfumato brumeux. Elle peut se discuter, se négocier. Au politique, concluent-ils, de favoriser cette réinventio­n permanente.

Les Grecs, soucieux de domestique­r leurs pulsions, s’échinaient à mettre de l’ordre partout : dans l’harmonie des temples, l’hygiène quotidienn­e, les règles de la délibérati­on politique... Une autre limite s’imposera ensuite : celle, chrétienne, de la conscience du péché

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