Les enfants perdus de la République, par Marylin Maeso
La société continue de fermer les yeux sur le sort terrible des jeunes placés par l’Aide sociale à l’enfance.
Si l’on estime, avec Nelson Mandela, qu’« il ne peut y avoir plus vive révélation de l’âme d’une société que la manière dont elle traite ses enfants », il y a de quoi se demander ce que la France, qui s’enorgueillit d’être le pays des droits humains, attend pour faire son examen de conscience. Le 27 janvier, France 3 diffusait une enquête dressant un état des lieux de la manière dont les enfants placés sont pris en charge dans notre pays, deux ans après un premier reportage qui avait révélé une situation dramatique. Le temps a passé, et les promesses n’ont pas suivi. Lyes Louffok, placé dès sa naissance, en 1994, victime de violences et, aujourd’hui, militant infatigable des droits de l’enfant, dresse un bilan alarmant et désabusé. La création, en juillet 2020, d’un secrétariat d’Etat chargé de l’Enfance et la mise en place d’un plan national n’auront pas suffi à réparer ce que le manque de moyens, les failles de structures dépassées et l’absence d’organismes indispensables ont brisé : des milliers de vies. Celles d’enfants toujours maltraités par certains encadrants et livrés aux violences physiques et sexuelles exercées par des camarades de foyer plus âgés. Et qui, à leur majorité, n’ont souvent aucun diplôme, ni soutien, ni ressources suffisantes pour se construire un avenir serein. Encore des images insoutenables. Encore des récits poignants, comme celui de la mort de Jess, 17 ans, pris en charge par l’Aide sociale à l’enfance dans le département des Hauts-de-Seine et logé dans un hôtel comme plusieurs milliers d’autres en France, qui a été poignardé par un adolescent de 15 ans placé lui aussi. Et toujours la même question, aberrante et pourtant récurrente : cela suffira-t-il ? Cette fois sera-t-elle la bonne ? Combien de morts, de petits corps brutalisés et de jeunes esprits traumatisés faudra-t-il pour que la prise de conscience soit autre chose qu’une indignation de courte durée bientôt recouverte par la marée du nouveau sujet du moment ? Si les maltraitances continuent, si les actions grêles s’entêtent à se planquer dans l’ombre grandiloquente des beaux discours, alors même que l’horreur s’est maintes fois étalée de tout son long sur les ondes, les rayons des librairies et les plateaux de télévision, qu’est-ce qui pourra empêcher l’indifférence de rétablir, une fois de plus, son règne ?
L’oubli est la tisane du peuple
Marx pensait que la religion était l’opium du peuple. Ce qui est certain, c’est que l’oubli est sa tisane. L’amnésie plus ou moins volontaire, oblitérant peu à peu l’impact du scandale sur nos esprits, comme l’effet d’une pilule se dissipe au bout de quelques heures, est ce qui nous permet de dormir. De fermer les yeux quand la mise en lumière est trop vive. Bien sûr, la misère du monde est trop lourde pour nos épaules, même les plus solides. Mais que dire de celle, familière et banale, qu’on laisse croître sous nos fenêtres, à l’abri des regards détournés ? « Le mal, comme l’écrivait John Stuart Mill, n’a besoin pour prospérer que de l’insouciance et de l’inaction des braves gens. » Les enfants perdus de la République, ceux qu’on maltraite dans les foyers, ceux qu’on violente et qu’on viole au sein de leurs propres familles, ne connaissent pas, eux, le répit. Des années après les sévices, ils doivent supporter le défilé incessant des silences complices. Les livres de Vanessa Springora (Le Consentement) et de Camille Kouchner (La Familia grande) témoignent du relief inédit qui vient lester la souffrance passée quand on comprend pleinement qu’elle a été vue et ignorée. De Gabriel Matzneff à Olivier Duhamel, tant de petits mondes où l’omerta est un travail d’équipe. Si ceux qui savent se taisent et ne font rien, si les pouvoirs publics attendent que les médias s’emparent de leurs négligences avant d’agir enfin en ne levant que le petit doigt, comment s’étonner que les enfants se murent dans le silence et la résignation ? Ils sont à bien mauvaise école.
Contrer le cycle infernal du laisser-faire
Les cancres à mémoire courte n’apprennent jamais la leçon, de peur de devoir agir en conséquence et mettre leurs engagements au diapason de leurs principes, quel qu’en soit le prix. Un prix trop élevé pour ceux qui sacrifient la vie d’un enfant à la réputation mensongère d’une famille ou d’un artiste, comme pour ceux qui repeignent les récits de violences familiales en indécent lavage de linge sale en public. Les adultes aussi ont leur complexe d’OEdipe : celui qui consiste à se crever les yeux pour éviter que la vérité ne s’en charge. C’est ce qui rend la multiplication et la diffusion des témoignages de victimes indispensables. Non seulement pour aider les personnes qui ont subi des violences, mais aussi pour contrer le cycle infernal de l’oubli et du laisser-faire. Libérer la parole, c’est mettre le silence sous les verrous.