Anaïs Jeanneret sort de l’ombre
Dans son septième roman, l’auteure de La Solitude des soirs d’été et des Poupées russes explore les mécanismes de la haine en ligne. L’occasion, aussi, pour l’ex-compagne de Vincent Bolloré de livrer un vibrant plaidoyer contre le regard porté sur les « f
DLES LOCAUX DE SON ÉDITEUR, Albin Michel, où a lieu l’entretien, on invite Anaïs Jeanneret à s’asseoir au fond, derrière un grand bureau. « Comme ça, je serai coincée durant l’interview, c’est un traquenard ! » rigole-t-elle, silhouette altière rehaussée d’un col roulé gris qui met en valeur sa blondeur. Nulle volonté de notre part de lui tendre un piège. Mais on sait que la romancière de 57 ans protège farouchement sa vie privée. Et c’est justement de celle-ci dont on voudrait parler après avoir lu son septième ouvrage, Dans l’ombre des hommes. L’auteure y met en scène Louise, écrivaine fraîchement divorcée d’un secrétaire d’Etat accusé de trafic d’influence. Alors qu’elle ignorait tout de ses magouilles, la voilà couverte d’opprobre sur les réseaux sociaux, harcelée, rejetée par ses amis et les cercles de pouvoir qu’elle fréquentait. Certes, ce livre n’est pas autobiographique, ainsi que le rappelle Anaïs Jeanneret à de nombreuses reprises. Mais il résonne comme un vibrant plaidoyer contre le regard porté sur les « femmes de ». Une étiquette que l’ancienne compagne de Gérard Darmon, Jean Drucker et, dernièrement, Vincent Bolloré doit bien connaître.
« Ce roman est né à un moment où j’étais seule depuis un certain temps. Pourtant, dans le regard des autres, je restais réduite à la “femme de” », admet-elle avec douceur, comme à regret. La quinquagénaire décide alors d’écrire une histoire qui confronterait « cette vision archaïque à l’ultramodernité du cyberbashing ». Comme son héroïne, elle n’a pas d’identité numérique – à l’exception d’un « petit compte » Instagram –, et si elle n’a jamais été victime de cyberharcèlement, elle a découvert à ses dépens « combien on peut être démuni face aux réseaux sociaux ». C’était en 2016, peu après la sortie de Nos vies insoupçonnées. Un libraire écrit une note assassine fustigeant son écriture, qui tenterait en vain d’imiter Duras et Sagan, tout en estimant que l’auteur « a de la chance » : « Elle est l’épouse de Vincent Bolloré […], copain d’Arnaud Lagardère, propriétaire de Paris Match, Elle, Europe 1, et les critiques dans ces médias ont beaucoup aimé le roman. Allez savoir pourquoi… » Le texte est partagé plusieurs milliers de fois sur Facebook et Twitter, il devient viral, donnant même lieu à quelques articles. De cet épisode, auquel elle fait référence dans son roman, Anaïs Jeanneret peine visiblement à parler, refusant « d’apporter une nouvelle tribune » à ces propos « désagréables et injustes ». A l’époque, elle était pourtant séparée depuis peu de Vincent Bolloré. Mais, surtout, lâche-t-elle, « c’était la première fois que quelqu’un mettait en lien [sa] vie privée et [sa] vie professionnelle ».
« Je n’ai pas attendu d’être avec qui que ce soit pour publier : lorsque j’ai commencé à écrire, j’étais toute jeune, célibataire, et mes livres ont été plutôt bien accueillis par les critiques. » En effet, après un premier roman remarqué, Le Sommeil de l’autre (1990), elle reçoit en 1993 le prix du Quartier latin pour Les Poupées russes, tandis que, vingt ans après, La Solitude des soirs d’été (2013) est récompensée du prix François Mauriac de l’Académie française. Durant des années, c’est sûrement avec une autre étiquette qu’elle a dû batailler, celle d’ex-mannequin et ancienne actrice – on l’a notamment vue dans Péril en la demeure, de Michel Deville. Une carrière qu’elle a abandonnée au milieu des années 1990 pour se consacrer à l’écriture. Là, elle se sent enfin « parfaitement à [sa] place ». « Je me suis construite seule et je ne me suis pas posé de questions concernant les répercussions de ma vie privée, j’ai aimé des hommes qui se trouvent être des gens connus. » « Point final », semble dire son regard méfiant avec cette manière qu’elle a de ne jamais les nommer. Avec eux, elle entretient « des relations d’égal à égal », ne se sent pas dans l’ombre de qui que ce soit et mène une existence « normale ». « Je n’ai jamais partagé de photos, communiqué sur ma vie privée, demandé de traitements de faveur ni fait de ces relations un argument pour quoi que ce soit », se sent-elle obligée de préciser.
De cette envie de mettre les choses au clair est né, en partie, on l’imagine, Dans l’ombre des hommes. Même s’il explore la solitude, thème récurrent dans son oeuvre, ce texte se différencie des précédents par son ancrage dans les tensions de notre époque et une forme d’engagement. « J’y pose mes petits cailloux sur les rapports homme-femme. Lorsque j’avais 20 ans, le féminisme semblait acquis, gravé dans le marbre, et puis j’ai été rattrapée par ce reliquat d’un ancien monde avec ses réflexes ; ce roman fait figure de réponse. » Parce qu’elle savait qu’il allait « entrouvrir la porte à quelque chose de verrouillé », Anaïs Jeanneret a eu du mal à l’écrire. Elle paraît maintenant soulagée qu’il soit enfin sorti après un report de parution lors du premier confinement. Comme on clôt un chapitre, elle travaille déjà sur son prochain livre. « Dieu merci, je suis maintenant en couple avec quelqu’un qui n’est pas connu », glisse-t-elle, malicieuse.
Comme son héroïne, elle n’a pas d’identité numérique – à l’exception d’un « petit compte » Instagram –, et si elle n’a jamais été victime de cyberharcèlement, elle a découvert à ses dépens « combien on peut être démuni face aux réseaux sociaux » DANS L’OMBRE DES HOMMES PAR ANAÏS JEANNERET. ALBIN MICHEL, 208 P., 17,90 €.