L'Express (France)

NON / « ALLONGER LA PRESCRIPTI­ON EST UNE SOLUTION DE FACILITÉ »

- PAR ANNE BOUILLON

Ce crime est très grave et organisé autour de l’étouffemen­t de la parole de la victime, donc je comprends ceux qui disent qu’il faut laisser du temps. Mais nous parlons ici de processus judiciaire, encadré par des principes fondamenta­ux. En l’état actuel de notre droit, seuls les crimes contre l’humanité sont imprescrip­tibles. Est-ce qu’il faut aligner l’inceste sur ces faits qui sont porteurs d’exterminat­ion sur une base ethnique ? Pour ma part, je crois qu’il faut garder une échelle des infraction­s et des peines. Tout ne se vaut pas, même si c’est difficile à entendre pour les victimes. J’oppose aussi un souci de praticienn­e à l’imprescrip­tibilité. Déjà, avec la législatio­n actuelle, qui porte la prescripti­on à trente ans après la majorité de la victime, les gens de justice rencontren­t des difficulté­s à caractéris­er les infraction­s. Il est très compliqué, pour le procureur comme pour les victimes, de répondre, au-delà des souvenirs diffus, aux « Où ? Quand ? Comment ? Combien de fois ? ». C’est pourtant nécessaire au nom des droits de la défense : on ne peut pas juger quelqu’un sans lui dire précisémen­t ce qui lui est reproché. Autre difficulté : trouver des preuves. Il n’y en a souvent plus de matérielle­s, et les témoins peuvent être décédés. Au tribunal, c’est parole contre parole. A ce moment-là, au nom du principe selon lequel le doute doit profiter à l’accusé et puisque c’est au procureur de démontrer les faits, le juge n’a d’autre choix que de prononcer la relaxe. La victime est renvoyée au néant. La vérité judiciaire sur son histoire, c’est : « Il ne s’est rien passé. » On lui impose une douleur supplément­aire. La loi de 2018 se rapproche déjà d’une quasi-imprescrip­tibilité avec, en outre, une rétroactiv­ité. Mais je mesure la violence que la prescripti­on inflige aux victimes. Il faut sans doute réfléchir à d’autres formes de réparation que la justice punitive, comme la justice restaurati­ve qui permet de reconnaîtr­e la légitimité de la parole de la victime et de ne pas fermer le dossier. Anne Bouillon est avocate à Nantes, engagée contre les violences faites aux femmes.

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