« Rembourser les prêts de l’Etat sera difficile »
Recapitalisation, compétitivité, bataille contre les low-cost, Transavia et nouveau plan de départs... Benjamin Smith dresse le bilan de santé d’Air France-KLM.
Depuis deux ans et demi qu’il a débarqué en France, Benjamin Smith est devenu parisien. « Les embouteillages, ici, c’est dingue », lâche en riant le Canadien quand L’Express lui demande ce qui le marque le plus dans sa nouvelle vie. Si la crise perturbe la profonde transformation qu’il avait entamée, le directeur général du groupe Air FranceKLM est bien décidé à garder le manche. Il souhaite « faire vacciner rapidement le personnel navigant d’Air France », et attend une réponse du gouvernement à ce sujet, mais il sait aussi que le chantier est titanesque : recapitalisation, compétitivité, bataille farouche contre la concurrence lowcost, envol de Transavia, recomposition du marché domestique, emploi… Pendant une heure et demie, dans son « franglais » si particulier, Benjamin Smith a détaillé le plan de vol du groupe. Entretien exclusif.
Après une année de pandémie, la survie d’Air France-KLM est-elle en jeu ? Benjamin Smith
Non, le soutien de nos deux Etats actionnaires nous garantit suffisamment de liquidités à court terme. Désormais la situation change chaque jour. Aujourd’hui, nous ne nous attendons pas à retrouver avant quatre ans notre trafic précédant la crise. Il faut regarder les choses en face : nous ne pouvons rien garantir à 100 %, et le soutien de la France et des Pays-Bas n’est pas un chèque en blanc.
Quel est le manque à gagner pour la compagnie aujourd’hui ?
Pour Air France, c’est plus de 10 millions d’euros par jour. Moins pour KLM.
Sur le plan commercial, à quoi vous attendez-vous pour les mois à venir ?
Pour les douze prochains mois, compte tenu des incertitudes sanitaires et des interrogations sur la fermeture de certaines frontières, nous manquons de visibilité. Nos clients se rangent dans trois grandes catégories : il y a ceux qui se déplacent pour rendre visite à leur famille, à leurs amis ; les touristes ; et enfin, la clientèle d’affaires. La demande reste très forte pour les deux premières même si les touristes auront perdu du pouvoir d’achat. Le gros point d’interrogation, c’est la clientèle d’affaires. Mais je reste optimiste.
Combien d’avions parvenez-vous à faire voler chaque jour ?
Notre flotte compte 530 appareils et 15 à 20 % d’entre eux sont totalement inactifs en ce moment. Avant la pandémie, les avions pouvaient voler dix-sept heures par jour, aujourd’hui, ça peut se limiter à une heure ou deux tous les deux jours. Garder les appareils au sol est très coûteux, donc nous essayons de l’éviter le plus possible.
L’ensemble du secteur a actuellement un genou à terre. Vous attendez-vous à voir des compagnies disparaître cette année en Europe ?
Oui, c’est tout à fait possible. On l’a déjà vu avant la crise : il y a eu XL Airways, Aigle Azur. Aujourd’hui, c’est Norwegian qui doit subitement arrêter ses long-courriers alors qu’elle avait développé une activité importante. C’est une forme de consolidation subie qui s’opère sous l’effet de la crise. Et forcément, les plus petites compagnies sont les premières à être confrontées au risque de disparition.
Ce risque n’épargne pas les plus gros opérateurs. L’Etat actionnaire vous a aidé en garantissant un prêt de 4 milliards d’euros, et en vous octroyant une ligne de crédit de 3 autres milliards. Quand comptez-vous les rembourser ?
Nous avons même reçu plus de 10 milliards d’euros, puisque KLM a été aidé à hauteur de plus de 3 milliards par l’Etat néerlandais. Le soutien de nos deux Etats actionnaires est essentiel. Les gouvernements ont compris l’atout que représente une compagnie aérienne en matière de souveraineté, pour assurer les rapatriements de leurs concitoyens ou pour l’acheminement des masques et des vaccins. C’est un actif très précieux. Mais 7 milliards d’euros, c’est plus que la dette nette du groupe avant la pandémie [NDLR : 6 milliards d’euros de dette nette au 31 décembre 2019]. Quand pourrons-nous rembourser ? Il ne faut pas se le cacher : à court terme comme à moyen terme, cela semble difficile.
Un remboursement de vos prêts garantis dès le mois de mars n’est donc pas à l’ordre du jour ?
Nous ferons jouer les clauses d’extension pour ne pas le faire la première année.
Afin de « stabiliser » l’entreprise, une recapitalisation apparaît plus urgente que jamais…
C’est un scénario capital, et nous avons bon espoir de le voir aboutir avant notre assemblée générale en mai prochain. Nos deux actionnaires principaux sont en discussion et ce projet devra bien sûr obtenir le feu vert de la Commission européenne. Mais il faut aller vite. Nous sommes les derniers à ne l’avoir pas fait en Europe. Lufthansa a été recapitalisé, British Airways aussi. Air France-KLM ne peut plus perdre de temps. Avec la présidente du conseil d’administration, Anne-Marie Couderc, nous y travaillons tous les jours.
On parle de 4 à 5 milliards d’euros : est-ce l’ordre de grandeur ?
Oui, cela peut être un montant de plusieurs milliards d’euros. Il y a encore beaucoup d’options sur la table.
S’agissant de Lufthansa, l’Etat allemand a pris 20 % du capital moyennant 6 milliards d’euros. Compte tenu de la valorisation du groupe (2,5 milliards d’euros), une même opération pourrait amener l’Etat français (14 % du capital) à renationaliser Air France ?
Le gouvernement français – notamment les ministres Bruno Le Maire et JeanBaptiste Djebbari – a déjà dit publiquement que ce n’était pas son souhait. La limite serait alors autour de 30 %. Pour nous, comme pour l’Etat, le but n’est pas de renationaliser Air France.
En échange de son soutien, quelles sont les conditions que vous impose le gouvernement ?
D’abord, que nos compagnies aillent beaucoup plus loin et beaucoup plus vite en matière environnementale. Air France se doit aussi d’être plus compétitif. La condition est que ses coûts unitaires descendent au même niveau que ceux de Lufthansa et de British Airways, sans inclure les niveaux élevés de taxes et de charges en France. Les mesures prises avant la crise avaient déjà produit des résultats : entre janvier et février 2020, Air France avait déjà réduit ses coûts de près de 3 %. C’était au-dessus de nos attentes.
La crise actuelle peut-elle mettre en péril l’unité du groupe Air France-KLM ?
Plus que jamais, l’unité et la cohésion du groupe sont nécessaires pour surmonter cette crise exceptionnelle. Aucune compagnie ne pourrait survivre seule à une situation comme celle que nous vivons. Notre transformation passe par la nécessité de travailler encore mieux ensemble.
Au nom de la concurrence, la Commission européenne demandera forcément des contreparties en échange de ces aides d’Etat. Des cessions de « slots » (créneaux horaires) à d’autres compagnies, par exemple ?
C’est ce que Bruxelles a demandé à Lufthansa en échange de sa recapitalisation. Mais attention : nous veillerons à ce que les contreparties soient proportionnées. Francfort et Munich, par exemple, ne sont pas saturés. Roissy ne l’est pas non plus, excepté sur la haute saison. Or la Commission a justement demandé à Lufthansa des « slots » en période de pointe. Nous ne comprendrions pas que l’on nous impose des mesures drastiques, qui affaibliraient notre position à Paris.
Sauf que le leader Ryanair n’est pas présent à Paris : pour la compagnie irlandaise, voilà peut-être enfin l’occasion de prendre pied à Roissy ou à Orly ?
Oui, c’est possible. En plus de la crise actuelle, cela rendrait les choses un peu plus difficiles pour Air France. Pour nous, c’est une grande inquiétude, car, à la clef, il y aurait encore un impact financier significatif. Alors que rien ne le justifie. Quand vous observez le marché européen et la place des low-cost, le problème de la concurrence ne saute pas aux yeux. Aucun autre marché un monde ne connaît une telle compétition ! J’ai du mal à accepter que l’on nous force à lâcher définitivement des « slots » à des rivaux qui, on peut en être certain, vont repartir très fort. Ce serait répondre à une crise temporaire en nous affaiblissant durablement, structurellement. Cela n’a pas de sens.
Vous comptez donc beaucoup sur Transavia pour inverser la tendance ?
Oui, et nous revenons de loin. La création de Transavia a provoqué plusieurs conflits, avec des centaines de millions d’euros de pertes pour le groupe. Depuis les accords que nous avons conclus l’année dernière, nous pouvons faire voler autant d’avions que nous le souhaitons, y compris en France, et c’est un atout majeur aujourd’hui. Nous avons, avec Transavia, une compagnie qui a les mêmes coûts de structure qu’easyJet [NDLR : Transavia sous-traite le personnel au sol].
Pensez-vous ouvrir des bases Transavia ailleurs qu’en France ou aux Pays-Bas ?
Il nous faut d’abord réaliser la transformation de notre marché domestique.
Nous avons un grand plan pour développer Transavia à Orly, où la compagnie reprendra les activités de Hop. Même si ses créneaux horaires resteront limités. Notre prochain projet pour Transavia est de relier des villes secondaires entre elles sans passer par Paris, comme NantesMarseille ou Brest-Toulouse, par exemple. La troisième étape sera de faire grossir Transavia dans ces métropoles régionales afin de les connecter avec d’autres destinations européennes. Enfin, nous regarderons si nous avons des opportunités pour ouvrir des bases ailleurs. Si, à court terme, il y a la possibilité de faire quelque chose, nous l’étudierons, bien sûr. Mais la priorité n° 1, c’est d’abord de résorber les pertes ici, en France. Nous ajouterons huit avions à la flotte Transavia d’ici au mois de juin.
KLM vient d’annoncer une nouvelle coupe d’un millier de postes. Faut-il s’attendre à pareille mesure chez Air France ?
Nous avons déjà annoncé que l’on allait supprimer 8 500 postes en France, c’est du jamais-vu chez Air France [NDLR : 41 000 salariés à la fin de 2019]. Que ce soit parmi les pilotes ou les navigants, nous avons été surpris par le nombre de personnes qui se sont déjà portées volontaires. Il semble qu’il y ait toujours une demande de la part de certains salariés, notamment du fait de la pyramide des âges. Donc, pour répondre à votre question, si les circonstances s’y prêtent, nous pourrions en effet y réfléchir.
L’autorité de régulation du transport a validé la hausse de 2,5 % des taxes aéroportuaires pour 2021. Compte tenu de la situation, comprenez-vous cette décision ?
Non, c’est complètement fou. Regardez ce qui se passe dans les autres pays, les autres aéroports. Comment peut-on demander une hausse dans une période pareille ? Cela n’a pas de sens. Ce n’est pas à la hauteur de la relation que nous avons établie avec Aéroports de Paris. Les charges sont déjà importantes et le groupe participe déjà beaucoup à leurs résultats financiers. Les aéroports devraient tout faire pour servir leurs clients, qui sont d’abord les passagers. J’ai l’impression que, parfois, ADP se concentre davantage sur le shopping et le duty free que sur l’expérience client. Nous en discutons avec eux. W