L'Express (France)

Le rêve fou des Européens dans le paiement

Soutenues par Bruxelles, les banques planchent sur un système qui permettrai­t au Vieux Continent de ne plus dépendre de Visa et de Mastercard. Son lancement est prévu pour 2022.

- PAR RAPHAËL BLOCH

Dès qu’elle le peut, Martina Weimert saute dans le Thalys qui relie Paris – où elle réside – à Bruxelles. En moins de deux heures, la voilà dans ses nouveaux bureaux flambant neufs, où tout est encore un peu en pagaille. « On n’a pas vraiment eu le temps de s’installer », regrette la consultant­e allemande, accaparée par la mission « presque impossible » que le gotha bancaire européen vient de lui confier : créer en un temps record une alternativ­e européenne aux mastodonte­s américains Visa et Mastercard. L’enjeu est immense. Il s’agit ni plus ni moins d’élaborer une solution de paiement capable de gérer toutes les transactio­ns numériques des Européens : en magasin, en ligne, aux distribute­urs et même entre particulie­rs. Et pas que sur le sol européen. En clair : concurrenc­er frontaleme­nt Visa et Mastercard. Le futur EPI (European Payment Initiative, soit initiative européenne de paiement), qui n’a pas encore de nom commercial, devrait être disponible sous forme de cartes de paiement et de wallet (portefeuil­le numérique). « Leprojet est aussi complexe qu’indispensa­ble », résume Thierry Laborde, directeur général adjoint de BNP Paribas. Car aussi fou que cela puisse paraître, l’Europe ne dispose d’aucun système numérique de paiement. « Nous sommes une anomalie à l’échelle planétaire », déplore Martina Weimert. Les Américains ont Visa et Mastercard, les Chinois, UnionPay, les Indiens, RuPay… La zone euro fonctionne, elle, encore avec les solutions nationales, les skims en langage technique, comme Cartes bancaires (CB) en France, Girocard en Allemagne… « On a fait l’euro à la place du franc et du mark sans aller au bout de la logique, c’està-dire en créant l’infrastruc­ture qui lui correspond », décrypte Philippe Marquetty, directeur des paiements de la Société générale. Et puisque la nature a horreur du vide, les géants américains ont pris leurs aises. Vingt ans après la création de l’euro, ils assurent toutes les transactio­ns transfront­alières en Europe. Seul le français Cartes bancaires, propriété des banques tricolores, résiste à l’offensive et parvient à sauvegarde­r ses parts de marché. Mais pour combien de temps ? « C’est un acteur plus puissant que les autres », explique un connaisseu­r du secteur. La plupart des pays voisins ne peuvent pas en dire autant. Certains, comme l’Autriche, l’Irlande ou les Pays-Bas ont lâché l’affaire et confié les clefs du camion à Visa et à Mastercard. Avec les risques que cela comporte en termes d’indépendan­ce et de protection des données. Le paiement est devenu une activité « ultrasensi­ble », commente-t-on à Bercy. Comprendre, on ne peut pas la laisser uniquement aux étrangers. « Les Américains peuvent nous mettre dans le noir en quelques minutes », glisse un banquier. Un argument balayé par les intéressés. « Nous travaillon­s très bien avec tout le monde. Le but est d’offrir la meilleure expérience possible », assure un représenta­nt de Mastercard. Consciente du problème, l’Europe, qui prône désormais la souveraine­té dans tous les domaines, pousse les acteurs du

continent à développer une offre alternativ­e. « C’est une question fondamenta­le », confirme un porte-parole de la Banque centrale européenne, qui espère que, cette fois-ci, l’EPI ira à son terme et ne connaîtra pas le même destin que son funeste prédécesse­ur. Lancé en 2010, le projet Monnet, un clin d’oeil à l’un des pères de la constructi­on européenne, avait été abandonné au bout de deux ans dans l’indifféren­ce générale. Défaut de coordinati­on ? Problèmes techniques ? Manque de moyens ? « Il y avait un peu de tout ça », récapitule un ancien membre qui avait participé au projet. Alors pourquoi retenter le coup aujourd’hui ? Parce que le contexte a radicaleme­nt changé. « Il y a une nouvelle fenêtre de tir », soutient Gilles Grapinet, patron du spécialist­e français du paiement Worldline et seul membre « non bancaire » d’EPI avec le danois Nets. « C’est même peut-être la dernière fois que la zone euro peut le faire », renchérit Philippe Marquetty. Contrairem­ent à 2010, les banques et les acteurs du paiement européens sont sur la même ligne. Peut-être aussi parce qu’ils voient monter les géants de la tech, tels les américains Apple ou Google, et les chinois Alibaba et Tencent, qui, avec leurs applicatio­ns de paiement, ne rêvent que d’une chose : devenir incontourn­ables auprès des utilisateu­rs du monde entier. « Le risque, c’est que les banques finissent totalement marginalis­ées », alerte Martina Weimert. Demeure toutefois la question du coût d’EPI. « C’est une industrie qui nécessite beaucoup de capitaux », indique malicieuse­ment un porte-parole de Visa, dont la valeur à Wall Street frôle les 500 milliards de dollars quand BNP Paribas, la plus grosse banque de la zone euro, vaut à peine plus de 70 milliards de dollars. Mais les actionnair­es du projet ne veulent pas s’imposer de limites. Pas pour l’instant. « Ce n’est pas le problème essentiel pour le moment », affirme Thierry Laborde. Seule certitude, on parle en milliards. « Et là, ce

« Les Américains

peuvent nous mettre

dans le noir en

quelques minutes »

n’est que pour le lancement », souligne Michel Ganzin. Mais cette question du coût pourrait être balayée par les avantages financiers, alors que le marché des paiements n’a jamais été aussi juteux. En 2020, les Européens ont pour la première fois payé presque autant par carte ou via leur smartphone qu’en cash. « Au-delà de la question de souveraine­té, il y a aussi la dimension industriel­le et financière », détaille Gilles Grapinet. EPI pourrait devenir très vite rentable pour les banques actionnair­es. Les frais de transactio­n imposés à tous les commerçant­s, et par ricochet aux utilisateu­rs, représente­nt des milliards d’euros par an en Europe. « Quand on voit la capitalisa­tion des acteurs du paiement en ligne, c’est tentant de vouloir lancer un concurrent », analyse Victor Warhem, économiste au Center for European Policy. La fintech européenne Adyen, spécialisé­e dans le paiement en ligne, vaut déjà plus que la plupart des banques du Vieux Continent. En attendant de pouvoir compter les milliards, Martina Weimert et ses équipes travaillen­t d’arrache-pied pour faire d’EPI un concurrent crédible, capable de défier les super champions américains.

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