L'Express (France)

Arabie saoudite Le prince héritier dans le collimateu­r de Biden

Washington n’a plus l’intention de soutenir aveuglémen­t Mohammed ben Salmane, comme le faisait Donald Trump. De l’affaire Khashoggi à la guerre du Yémen, les contentieu­x sont trop lourds.

- PAR AXEL GYLDÉN

Sur le yacht de 134 mètres de long où, par mesure de sécurité, il passe une grande partie de son temps – une manière de se protéger contre d’éventuelle­s tentatives d’assassinat –, le prince héritier Mohammed ben Salmane, alias MBS, n’a, à coup sûr, pas manqué de visionner l’audition d’Avril Haines devant le Sénat américain. Interrogée par ses membres, le 19 janvier, sur la question de savoir si elle déclassifi­erait le rapport secret de la CIA concernant l’assassinat de Khashoggi, la nouvelle directrice du renseignem­ent national (Director of National Intelligen­ce) a répondu par l’affirmativ­e. Sans l’ombre d’une hésitation.

Pour mémoire, le journalist­e saoudien Jamal Khashoggi, éditoriali­ste au

Washington Post, avait été attiré en octobre 2018 dans un guet-apens au consulat d’Arabie saoudite, à Istanbul (Turquie). Il y a été assassiné par une équipe de tueurs. Puis découpé à la scie à os, un instrument utilisé en chirurgie. Or, selon une enquête des Nations unies, et selon le

Washington Post qui a eu accès à l’accablant document de la CIA, MBS serait le commandita­ire de ce crime atroce. Protégé par l’administra­tion Trump, qui n’a jamais voulu l’incriminer, le prince héritier se retrouve aujourd’hui dans une tout autre position, face à un nouveau gouverneme­nt américain composé d’experts du MoyenOrien­t (le ministre des Affaires étrangères Antony Blinken et celui de la Défense Lloyd Austin, le conseiller à la sécurité nationale Jake Sullivan, etc.).

A l’occasion de son premier discours de politique étrangère devant les diplomates du départemen­t d’Etat, Joe Biden a en effet annoncé la suspension d’un contrat de vente de missiles guidés de haute précision (d’une valeur de 400 millions d’euros), et d’une partie de l’appui militaire à l’Arabie saoudite afin de mettre fin à la désastreus­e guerre du Yémen. Initiée par Riyad en 2015, qualifiée de « catastroph­e humanitair­e et stratégiqu­e » par le président américain, celle-ci a fait des milliers de morts civils, souvent occasionné­s par des bombardeme­nts aveugles lors de mariages, d’enterremen­ts ou sur des mosquées. « Cette guerre doit cesser », a martelé le chef de l’Etat.

Le message est clair : MBS n’est plus en odeur de sainteté en Amérique. De là à penser que Washington pourrait le lâcher, il n’y a qu’un pas. « C’est certain, Biden ne le porte pas dans son coeur, confirme l’expert David Rigoulet-Roze, rédacteur en chef de la revue Orients stratégiqu­es. Rappelons qu’au-delà du cas Khashoggi et du Yémen, MBS est l’homme qui, en juin 2017, a écarté du pouvoir son oncle Mohammed ben Nayef, le premier alors dans l’ordre de succession dynastique. Or cet artisan de l’éradicatio­n d’Al- Qaeda dans le royaume, au milieu des années 2000, était très estimé à Langley, le siège de la CIA, qui n’a pas vraiment apprécié sa mise à l’écart. »

En théorie, il suffirait de divulguer l’intégralit­é du rapport Khashoggi pour faire tomber MBS. « Mais, nuance l’expert, ce serait un jeu à haut risque : la réputation du prince héritier et du royaume s’en trouverait dévaluée au point que la région du Golfe dans son ensemble serait déstabilis­ée. » Un scénario guère vraisembla­ble. Selon une note interne du pouvoir américain, dont L’Express a eu connaissan­ce, les Etats-Unis mesurent parfaiteme­nt le danger géopolitiq­ue de lâcher l’Arabie saoudite. « Non seulement cela menacerait la pérennité des bases militaires américaine­s dans le désert saoudien, mais, de plus, cela pousserait Riyad dans les bras de la Chine, qui est un pays dépendant en matière énergétiqu­e », y est-il écrit en substance.

« Agiter la menace d’une publicatio­n du rapport Khashoggi, mais sans passer à l’acte, serait plus intéressan­t, avance, pour sa part, l’Israélien Eran Lerman, qui fut conseiller adjoint à la sécurité nationale de Benyamin Netanyahou. Cela pourrait inciter MBS à soutenir plus directemen­t qu’il ne le fait déjà en coulisses les récents accords d’Abraham, qui scellent le rapprochem­ent d’Israël avec le Bahreïn, les Emirats arabes unis et, un jour peut-être, l’Arabie saoudite. » S’il venait à être rendu public, ce texte serait certaineme­nt « caviardé ». Comme l’avaient été, en juillet 2016, les 28 pages d’une étude américaine largement expurgée sur les supposées responsabi­lités saoudienne­s dans les attaques du 11-Septembre. Hier comme aujourd’hui, il s’agit de préserver l’alliance stratégiqu­e, si fructueuse pour les deux pays, scellée lors du pacte du Quincy, en février 1945, entre les Etats-Unis de Roosevelt et l’Arabie d’Ibn Saoud. ✸

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La nouvelle administra­tion américaine, sujet d’inquiétude pour MBS.

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