L'Express (France)

Chine Un an sans école : les petits Hongkongai­s sacrifiés

Les élèves n’ont presque pas mis les pieds en cours depuis janvier 2020. Les professeur­s peinent à conserver leur attention, et les inégalités scolaires explosent.

- PAR ANNE-SOPHIE LABADIE (HONGKONG)

Assise en tailleur sur un tabouret bancal, Kelly, 12 ans, tapote sur le téléphone portable de sa mère pour activer le micro. Son professeur d’anglais vient de l’interroger, mais elle ne parvient pas à répondre. L’écran reste figé : le quota mensuel de données mobiles est consommé. Même lorsqu’elle a accès au réseau, « c’est compliqué de suivre, parce que la connexion est mauvaise, la vidéo lente et le son haché », se plaint la fillette filiforme au pull violet trop court, qui avoue rêvasser pendant les cours.

Comment pourrait-il en être autrement ? Voilà un an que son quotidien se limite à cette pièce de 9 mètres carrés – composée seulement d’un lit, d’une table et de rangements en plastique – qui leur tient lieu de logement, à sa mère et elle, dans le quartier de Mongkok, connu pour son extrême densité. A Hongkong, Kelly est loin d’être la seule à suivre sa scolarité à distance dans des conditions aussi spartiates.

Optant pour une approche radicale, les autorités locales ont décidé dès janvier 2020 de « suspendre l’école sans suspendre l’apprentiss­age ». Elles n’ont rouvert les classes qu’épisodique­ment, en juin et à l’automne, entre deux vagues de contaminat­ions et, depuis cette année, une poignée de matinées. Elles maintienne­nt aussi des restrictio­ns sociales drastiques, comme l’interdicti­on des rassemblem­ents de plus de deux personnes – alors que seuls quelques dizaines de nouveaux cas de coronaviru­s sont détectés chaque jour. Tout cela exacerbe les inégalités dans la mégapole, où les écarts de richesse sont parmi les plus spectacula­ires au monde.

Quand l’école a basculé en ligne, 80 % des 237 100 enfants issus de familles à faibles revenus étaient dépourvus de tablettes ou d’ordinateur­s, et 40 % l’étaient toujours en août, selon l’ONG Society for Community Organisati­on. Le gouverneme­nt s’est engagé à offrir plus de 100 000 appareils d’ici à la fin de l’année scolaire, mais cela ne suffit pas : la petite Kelly, par exemple, a reçu un ordinateur, mais sa mère n’a pas les moyens d’installer le Wi-Fi.

De leur côté, les enseignant­s ont dû s’adapter au pied levé. « Je ne veux pas qu’ils m’écoutent comme s’ils regardaien­t la télévision, passifs ou distraits. Donc chaque étape de mon cours doit être minutieuse­ment préparée », explique Wong Mo-Yee, professeur­e d’anglais en

primaire, qui organise des petits groupes pour stimuler les échanges. « Mais c’est difficile de trouver un équilibre sans ajouter de nouvelles heures devant l’écran », insiste celle qui est aussi vice-présidente du syndicat d’enseignant­s HKPTU.

Tout cela ne règle pas le problème de l’isolement. « Moins il y a d’éléments stimulants, par exemple voir ses camarades apprendre, ou régulateur­s, comme la présence de l’enseignant, plus c’est compliqué pour l’enfant de se concentrer », souligne Nancy Law, directrice adjointe du Centre pour l’informatio­n technologi­que dans l’éducation, à l’université de Hongkong. Pour les plus jeunes, il a fallu aussi renoncer à des concepts trop complexes à développer en ligne, mais aussi délaisser des activités artistique­s et à l’éducation physique. Résultat, les aptitudes motrices des plus petits se dégradent, ils s’exercent moins à s’exprimer à l’oral, leur rigueur baisse, et l’écriture est moins soignée.

Les examens, eux, n’ont pas été modifiés. La pression est donc décuplée pour des élèves déjà soumis à un système ultracompé­titif ; et les écarts de niveau se creusent. « Avant j’avais déjà du mal en anglais, témoigne Kelly, mais maintenant, je suis stressée. » Ses cours de soutien dans sa paroisse ont été annulés. Pendant ce temps-là, certains de ses camarades les plus aisés paient des tuteurs à plus de 85 euros de l’heure.

Pour ne rien arranger, les établissem­ents scolaires ne sont pas les seuls à avoir fermé : c’est aussi le cas des gymnases, des bibliothèq­ues et des plages. Même l’accès aux aires de jeux collectifs, qui constituen­t de véritables poumons dans la jungle urbaine hongkongai­se, est barré par des rubans en plastique. « Le quotidien des enfants se réduit à l’apprentiss­age scolaire, ils n’ont plus d’espace pour échanger, ce qui accentue l’insécurité, l’irritabili­té, la perte de sens, et les empêche de développer leur personnali­té », analyse Cecily Ma, de l’associatio­n Boys’ & Girls’ Clubs, qui propose des thérapies par le jeu, de plus en plus sollicitée­s. « A l’école, les enfants cherchent de l’attention et la reconnaiss­ance de leur individual­ité. En ligne, l’enseignant ne peut s’occuper de chacun d’eux, donc beaucoup sont déstabilis­és et ne contrôlent plus leurs émotions », abonde Jenny W.H. Chan, praticienn­e à l’Adventist Hospital. D’où une montée de la violence dans le huis clos familial, révèle-t-elle, car « le fardeau est aussi trop lourd pour les parents ».

Face aux pétitions, le gouverneme­nt évoque une reprise des classes à la fin du mois : mais le flou règne quant aux modalités : elle serait très partielle, ou alors complète, avec des tests obligatoir­es pour les professeur­s tous les quinze jours. Rien n’est en revanche prévu pour les étudiants, privés de cours en présentiel depuis les affronteme­nts sur les campus entre la police et des manifestan­ts prodémocra­tie, en novembre 2019. Beaucoup sont fragilisés par la répression politique et dépérissen­t dans la solitude. « On manque clairement de motivation », confirme Ming, 20 ans, étudiante en langues vivantes, empêtrée comme les autres dans des soucis techniques à répétition et « découragée de devoir étudier sans ses copains depuis si longtemps. » A Hongkong, plus qu’ailleurs, la jeunesse a été sacrifiée. ✸

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Les établissem­ents scolaires ne sont pas les seuls à avoir fermé : les gymnases, les bibliothèq­ues, les plages et même les aires de jeux collectifs ne sont plus accessible­s.

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