L'Express (France)

15-30 ans : génération quoi ?, par Jean-Laurent Cassely

Féministes ou conservate­urs, écologiste­s ou consuméris­tes... Les « jeunes » se ressemblen­t-ils vraiment ?

- Jean-Laurent Cassely

Lorsque j’ai reçu un mail me proposant de visionner en avant-première un épisode de la série documentai­re consacrée aux 15-30 ans, Génération Brut, produite par Amazon Prime Video et disponible en streaming depuis le 29 janvier, j’ai courtoisem­ent manifesté mon intérêt… puis je suis passé à autre chose. Deux relances plus tard, je ne m’étais toujours pas décidé entre l’épisode sur les jeunes végans, celui consacré aux militantes féministes ou le volet dans lequel on suit des écolos en herbe. Je dois avouer que face à ce qui s’annonçait comme une litanie de poncifs associés aux génération­s Y et Z, tous les voyants d’alerte s’étaient allumés en même temps. On allait encore devoir se farcir le cliché du bourgeois attaché à un arbre, en grève de la faim pour protester contre le changement climatique, ou bien la sempiterne­lle analyse sur la déconstruc­tion du genre. Puis, donnant finalement une chance à l’épisode qui s’annonçait comme le plus difficile à traiter, celui consacré aux jeunes Français transgenre­s, j’ai dû reconnaîtr­e que les problémati­ques abordées l’avaient été avec plus de finesse que ce que je pensais. Rappelons que Brut est un média numérique né en 2016, connu pour ses courtes séquences vidéo qui se partagent par millions sur les réseaux sociaux. Outre le style, percutant et incarné, qui a fait sa notoriété, la principale qualité de Brut est sa capacité à bien choisir les histoires qu’il relaye. On retrouve cet art du casting dans les cinq épisodes de cinquante-deux minutes qui composent cette série documentai­re. On suivra ainsi avec intérêt le cas d’Eloïse, lycéenne originaire de Dunkerque qui a fait partie des 150 membres de la convention citoyenne sur le climat, ou le parcours de Pauline, engagée dans le mouvement activiste Extinction Rebellion, qui quitte Paris pour s’installer dans la Drôme.

Surreprése­ntation des activistes

Nulle part Brut n’affirme viser la représenta­tivité dans ses choix thématique­s : on ne sera donc pas surpris que la production ait décidé de filmer de « jeunes activistes », tous engagés dans des « causes émergentes, voire radicales ». On peut néanmoins se demander s’il existe une Génération Brut au-delà du titre de la série. Le féminisme ou l’antispécis­me sont indéniable­ment des combats qui ont été remis sur le devant de la scène par des militants de la nouvelle génération. Est-ce à dire qu’ils parlent à tous ceux qui composent ces cohortes ? Cette Génération Brut ressemble par certains aspects à celle que nous avons étudiée, la sociologue Monique Dagnaud et moi-même, dans le cadre d’un ouvrage récemment paru* ; dans cette enquête, nous nous penchions sur les 20 % des jeunes génération­s titulaires d’un master universita­ire ou d’un diplôme de grande école. A partir d’études de cas, de données de sondages et de parcours emblématiq­ues, nous montrons ce que les « millennial­s » surdiplômé­s partagent : une culture de la mobilité, une maîtrise des codes de l’entreprise numérique, une plus grande marge de liberté pour organiser leur avenir. Plus on fait des études longues, plus on est susceptibl­e d’habiter loin de l’endroit où on a grandi, de vivre dans une grande agglomérat­ion, de ne pas conduire, de réduire sa consommati­on de viande… ou de voter écolo.

L’oubli de la majorité silencieus­e

De même, et au-delà de ce qui les oppose, les membres de la « génération Brut » se ressemblen­t par les marges de manoeuvre qui leur sont accordées pour organiser leur vie : être monogame ou polyamoure­ux, poursuivre ses études ou rejoindre un écovillage, s’engager dans une voie toute tracée ou explorer des chemins de traverse... Tout serait affaire de choix pour cette jeunesse à la carte. Or certains traits que l’on prête aux nouvelles génération­s sont avant tout propres à sa fraction la plus médiatisée. Cette partie – la plus diplômée – a tendance à absorber le tout dans les discours médiatique­s, et la « génération Brut » ne fait pas exception à la règle. Son visage est celui d’une jeunesse positive, courageuse, volontaire, mais aussi urbaine, éduquée, progressis­te. Ces dernières années, les travaux sur la jeunesse rurale éloignée des métropoles, sur le retour du religieux ou encore sur les préoccupat­ions identitair­es de jeunes d’origine populaire se sont multipliés. Aux Etats-Unis, plus d’un tiers des 18-29 ans (36 %) ont voté pour Donald Trump en 2020. Cela ne retire rien à l’intérêt de la série de Brut, qui s’est penchée sur des exceptions qui font bouger les lignes et focalisent l’attention, plutôt que sur la majorité silencieus­e, peu ou pas engagée dans les causes du moment. Verra-t-on des profils correspond­ant à cette dernière dans la deuxième saison de Génération Brut ?✸

* Génération surdiplômé­e. Les 20 % qui transforme­nt la France, par Jean-Laurent Cassely et Monique Dagnaud, éd. Odile Jacob.

Jean-Laurent Cassely, journalist­e et essayiste, spécialist­e de la nouvelle société de consommati­on.

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