L'Express (France)

Les profs entre peur et querelles idéologiqu­es

Quatre mois après l’attentat de Conflans-SainteHono­rine, la communauté enseignant­e est gagnée par la crainte des représaill­es et par des différends au sujet de l’attitude à adopter.

- PAR AMANDINE HIROU

C «herscollèg­uesenseign­ants, un professeur, notre collègue, est mort du seul fait d’avoir enseigné les principes qui fondent notre république et notre histoire : la liberté de penser et son corollaire, la liberté d’expression. » Quinze jours après l’assassinat de Samuel Paty, Didier Lemaire, professeur de philosophi­e à Trappes, a rédigé une lettre ouverte, publiée par plusieurs médias. « Peu de temps après, j’ai été placé sous escorte policière à la suite de propos haineux tenus à mon égard, confiet-il. Mais, en écrivant ce texte, je savais pertinemme­nt à quoi je m’exposais. » Lui qui exerce depuis plus de vingt ans dans les Yvelines dénonce la montée de la menace islamiste à l’école. Il évoque l’envol du communauta­risme, les pressions exercées sur ses élèves, le poison du sentiment victimaire qui incite à la haine… Quand l’attentat de Conflans-Sainte-Honorine s’est produit, Didier Lemaire pensait que les langues de ses collègues allaient se délier. « Autour de moi, beaucoup font le même constat. Mais, par peur, tous refusent de témoigner », soupire-t-il.

Quatre mois ont passé depuis le meurtre. La communauté enseignant­e tient, mais tremble. Difficile de quantifier le sentiment d’insécurité tant le sujet reste tabou chez les professeur­s. Par crainte d’être taxés de « racistes », de trahir leurs idéaux, de stigmatise­r leurs élèves, et aussi, désormais, d’être la cible de menaces ou de représaill­es physiques, beaucoup préfèrent taire ce qu’ils vivent. Certes, tous ne sont pas concernés par la hausse des pressions ou des violences. La situation diffère évidemment selon les établissem­ents et les territoire­s. Mais des indices donnent une idée du climat qui règne aujourd’hui dans certains endroits. Comme les résultats de ce récent sondage Ifop, commandé par la Fondation Jean-Jaurès et Charlie Hebdo : 49 % des enseignant­s interrogés affirment s’être déjà autocensur­és dans leur traitement des questions religieuse­s afin de ne pas provoquer de possibles incidents. C’est 13 % de plus qu’en 2018.

Pour vaincre l’isolement, une cinquantai­ne de professeur­s se sont regroupés au sein de Vigilance Collèges Lycées, un réseau créé en décembre dernier. L’idée ? Lutter contre les atteintes à la laïcité et à la liberté pédagogiqu­e. « Depuis le drame de Conflans-Sainte-Honorine, on constate que les médias, l’opinion publique ou l’institutio­n sont plus réceptifs aux remontées d’incidents », reconnaît la professeur­e de lettres Delphine Girard. Au début du mois de janvier, les projecteur­s se sont braqués sur le collège des Battières, à Lyon, où un enseignant a demandé à changer d’établissem­ent après avoir été pris à partie par un père de famille. Peu après, Fatiha AgagBoudja­hlat, professeur­e d’histoire- graphie de Toulouse, connue pour son engagement en faveur de la laïcité, a été visée, à son tour, par des attaques. Proférées, cette fois, non pas par des parents d’élèves, mais par des syndicats d’enseignant­s ! Dans une lettre adressée à l’académie de Toulouse et au conseil départemen­tal de la Haute-Garonne, des membres de Sud Education Haute-Garonne et Pyrénées et de la CGT Educ’Action 31 l’ont accusée de « stigmatisa­tion » et de « discrimina­tion » à l’égard de ses élèves. Attaques infondées pour le rectorat, qui a accordé à Fatiha Agag-Boudjahlat une protection fonctionne­lle (celle-ci permet, notamment, une prise en charge financière en cas de procédure judiciaire). « En jetant en pâture le nom de leur collègue sur les réseaux sociaux, ses adversaire­s politiques savaient qu’ils la livraient potentiell­ement à la vindicte des fanatiques », s’insurge Jean-Pierre Obin, ancien inspecteur général, auteur de Comment on a laissé l’islamisme pénétrer l’école (Hermann, 2020).

Cette affaire est révélatric­e d’une violente bataille idéologiqu­e qui se joue le plus souvent dans le huis clos de la salle des professeur­s. « Depuis le mois d’octobre, les rapports entre une partie des élèves, déjà très sensibles aux sujets touchant à la laïcité, et certains enseignant­s, se sont également tendus », ajoute Delphine Girard. Le sondage Ifop revient sur les cérémonies d’hommage à Samuel Paty organisées après l’attentat du 16 octobre : 19 % des enseignant­s disent avoir observé au moins une forme de contestati­on ou de désapproba­tion, allant de la justificat­ion des violences contre les personnes présentant des caricature­s de personnage­s religieux (15 %) à un refus de participer à la minute de silence (10 %). « A la suite des attentats de 2015, des élèves manifestai­ent déjà le sentiment qu’ils ne se sentaient pas pleinement français. Mais nous étions encore dans l’échange et le dialogue, se souvient Didier Lemaire. Depuis deux ans, je constate qu’ils sont de plus en plus nombreux à se murer dans le silence. Mais ils n’en pensent pas moins. »

Certains projets d’hommage à Samuel Paty cristallis­ent les tensions. Quelques jours après le drame, le président du conseil

départemen­tal des Yvelines avait proposé que le collège du Bois-d’Aulne prenne le nom du professeur assassiné. Dans une lettre, une représenta­nte de la Fédération des conseils de parents d’élèves de l’établissem­ent lui a alors expresséme­nt demandé de « ne pas proposer ce sujet au conseil d’administra­tion ». « Appeler ce collège par le nom de Samuel Paty, c’est infliger aujourd’hui à chacun de vivre quotidienn­ement dans la peur, en tout cas dans la réminiscen­ce de celle-ci », insistait-elle, avançant également des risques de division au sein du collège. Le projet a été reporté à la rentrée prochaine.

Depuis, la même idée a germé ailleurs. Dans certaines communes, comme à Ollioules, dans le Var, elle a suscité des résistance­s spectacula­ires. Dans un sondage préalable, la totalité des enseignant­s, 89 % des parents et 69 % des élèves ont voté contre l’initiative de troquer le nom actuel du collège, Les Eucalyptus, pour celui du professeur assassiné. « Cela fait de nous des cibles alors que nous n’en avons pas besoin », s’est émue une enseignant­e. Delphine Girard déplore ces réticences : « Je peux entendre que des parents s’inquiètent pour leurs enfants. Mais, venant de mes collègues, ce refus me désole. » Pour la professeur­e de lettres, céder sur ce sujet, c’est prendre le risque d’être pris dans une spirale. « Peu à peu, on n’assumera plus les cours consacrés à la reproducti­on sexuée, on fermera les yeux sur les certificat­s médicaux brandis par les jeunes filles qui refusent de se mettre en maillot de bain, on fera l’impasse sur certains pans du programme d’éducation morale et civique », énumère-t-elle.

L’établissem­ent « socialemen­t mixte » de Poitiers, dans lequel exerce Jules Aimé, professeur d’histoire-géographie, n’est pas non plus à l’abri de débordemen­ts. La semaine dernière, une jeune fille est passée en conseil de discipline pour avoir lancé à une professeur­e qu’elle « méritait d’être décapitée comme Samuel Paty ». Comme chaque année, en janvier, Jules Aimé s’est appuyé sur des caricature­s – « y compris celles représenta­nt Mahomet » – dans le cadre de son cours sur la liberté d’expression. « J’ai fait le job, à l’image de Samuel Paty, qui m’avait tout l’air d’être un collègue aussi irréprocha­ble que passionné », lâchet-il. Tout le monde ne partage pas cet avis. Seuls trois quarts des enseignant­s interrogés dans le cadre du sondage Ifop approuvent le fait que le professeur ait eu recours à des caricature­s de presse. Tandis que 9 % estiment qu’il a eu tort, et 16 % préfèrent ne pas se prononcer. Dans la classe de Jules Aimé, le portrait en noir et blanc du professeur est affiché en haut du tableau. « Une petite piqûre de rappel qui aide à ne pas oublier, explique ce trentenair­e. Et je ne compte pas l’enlever de sitôt. » ✸

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